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ma petite cousine

est maintenant arrivée au pays… Ah ! le vieux Desbuttes a eu raison de ne pas faire attendre sa promise, car les soldats de Napoléon ne doivent pas compter sur le lendemain.

En ce moment je me rappelle jusqu’au dernier mot l’histoire du pauvre soldat que je n’ai plus vu depuis deux jours et qui, peut-être, dort là-bas, sur les rives du fleuve glacé, sous une couche de neige, à moins que les corbeaux ne l’aient dévoré !

Il aimait une jeune fille de son village et il était payé de retour. Mais, après avoir, pendant près de quatre ans, suivi son drapeau d’un bout de l’Europe à l’autre, il lui sembla qu’il n’avait pas le droit de demander son congé. La France avait encore d’innombrables ennemis et, dans de pareilles conditions, on se doit à sa patrie. C’est ainsi que raisonnait le brave soldat et il fit tant et si bien qu’il décida sa future à se laisser épouser par un jeune cultivateur plus disposé à conduire la charrue qu’à cueillir des lauriers sur les champs de bataille.

Il eut le courage de cacher sa douleur et même de feindre l’indifférence ; mais lorsqu’il me parla de ce douloureux sacrifice, plusieurs années après, ses yeux s’humectèrent et sa voix trembla, bien qu’il ajoutât : « Je n’ai pas hésité une minute, car tout bon citoyen doit aimer son pays avant tout… »

Si je pouvais au moins, parmi tous les malheureux qui m’entourent, trouver un ami, lui confier mes peines et mes espérances, lui parler de la patrie et de ceux qui nous attendent là-bas, il me semble que ma douleur serait moins amère et que j’aurais le courage de souffrir sans me plaindre.

Puis, nous pourrions nous secourir, nous soutenir mutuellement. Malheur partagé est plus facile à supporter. On est plus fort, quand on est deux ; ce que l’un ne possède pas, l’autre peut l’avoir ; ce que l’un n’oserait faire, l’autre le fera. À deux, on mène quelquefois à bonne fin ce que seul on jugerait téméraire d’entreprendre…

Mais ceux qui m’entourent marchent comme des fantômes, sans lever la tête, sans prononcer une parole.

Ils sont, pour la plupart, aussi malheureux que moi. J’en vois beaucoup qui n’ont plus de chaussure ; quelques lambeaux d’étoffe protègent tant bien que mal leurs pieds meurtris. Je ne puis distinguer leurs traits, car l’obscurité est pour ainsi dire complète ; mais tout dans leur attitude me prouve qu’il serait inutile de leur adresser la parole.

Si j’essayais cependant…

Je mets la main sur l’épaule d’un soldat qui marche à côté de moi.

— Il fait bien froid, camarade, lui dis-je en adoucissant ma voix.

Pas de réponse.

Je presse le pas et m’adresse à un autre.

Même silence.

Voyons, ne serais-je pas le jouet d’un rêve ? Sont-ce des hommes en chair et en os ou des spectres qui suivent avec moi ce chemin raboteux que la neige blanchit ?

Hélas ! oui, ce sont des soldats comme moi, de malheureux fugitifs comme moi, et comme moi ils songent sans doute que bientôt ils tomberont pour ne plus se relever.

Ils marchent machinalement. Où vont-ils ? En avant, vers l’inconnu, où le hasard les mène ! Pourquoi prennent-ils cette direction et pas une autre ? Ils n’en savent rien. D’ailleurs, cela leur est bien indifférent. Ils marchent, parce que l’immobilité les tuerait. La mort les guette : elle saisit