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vie de napoléon Ier

impitoyablement ceux qui s’arrêtent. Il y en a qui tombent ; ils ne cherchent même pas à se relever. Maintenant ou un peu plus tard, n’est-ce pas la même chose ? Les morts ou les mourants n’excitent plus même la pitié. Un corps étendu sur la route glacée est un obstacle ou un jalon, rien de plus.

Le sombre désespoir étreint tous les cœurs.

Eh bien ! je ne veux pas m’arrêter à ces lugubres pensées… Je veux marcher, marcher toujours, revoir mon pays, embrasser ceux que j’aime, puis retourner au régiment et revenir ici pour venger mes compagnons d’armes. L’empereur n’a pu subir cette défaite sans prendre la résolution de la réparer par de nouvelles et éclatantes victoires.

Pauvre soldat, pauvre chair à canon volontaire, comme la misère te fait déraisonner !

Je presse le pas et laisse bientôt derrière moi vingt, trente, quarante soldats, qui n’ont pas même l’air de me voir passer.

J’entends le pas d’un cheval ! C’est comme si un choc électrique me faisait frémir des pieds à la tête. Un général seul peut avoir conservé sa monture. Autour de lui je trouverai des hommes forts et courageux encore, je verrai le drapeau, et, pour tout bon soldat, le drapeau est comme une seconde patrie.

Ciel !… Un pauvre vieux cheval tout efflanqué, se traînant à peine, porte une femme qui tient un enfant dans ses bras. C’est du moins ce que je suppose, car le lamentable groupe s’estompe à peine sous le ciel gris, au milieu des tourbillons de neige.

Je presse encore le pas. Oui, j’ai bien deviné ; de temps en temps la pauvre mère entr’ouvre son manteau sous lequel elle cache son précieux fardeau et elle donne à la frêle créature des baisers passionnés.

Un peu en avant, le dos courbé, pliant sous le poids d’un havre-sac sur lequel sont entassés de gros paquets et tenant le cheval par la bride, marche un homme qui se retourne de temps en temps, comme pour s’assurer que le coursier haletant le suit encore.

Tout-à-coup la femme murmure doucement quelques paroles d’une ballade flamande. Cela me remue profondément et réveille dans mon cœur les plus doux souvenirs.

— Nous sommes probablement du même pays, lui dis-je tout ému ; si je puis vous être utile, vous n’avez qu’à parler.

Elle tourne la tête de mon côté, me fait de la main un signe d’amitié, mais ne répond pas.

Je comprends : elle craint d’éveiller son enfant.

L’homme qui marche devant, ralentit le pas et me demande, en flamand, si je suis Anversois. Mon accent le lui a fait supposer.

En deux bonds je suis à ses côtés. Je lui serre la main, et lui apprends que je suis né non loin de la métropole commerciale, à Niel, près de Boom.

— Ah ! voilà qui est curieux !… s’écrie-t-il ; ma femme est la fille d’André le charron, de Niel.

— Et par conséquent ma cousine !… car André est mon oncle.

— Tu es ?…

— Charles Caron…

J’ai entendu bien souvent parler de toi et ma femme sera heureuse de te voir près de nous ; cela nous rappellera la famille et le pays… Mais comment trouves-tu notre position ? Pas brillante, n’est-ce pas ? Les Russes nous ont donné une de ces leçons qu’il est difficile d’oublier. Et maintenant que