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MON COMPAGNON DE VOYAGE

tants de la ferme, lorsque l’étranger me fit signe de me taire, et, m’appelant à voix basse :

“ — Mon jeune ami, murmura-t-il, ne faites pas de bruit… Ceux qui habitent cette maison sont peut-être des ennemis qui se vengeraient en assommant un pauvre blessé incapable de se défendre !

“ — Vous-vous trompez, lui répondis-je vivement ; mes parents et mes amis sont des chrétiens qui auront pitié de vous. Suivez-moi sans crainte, ils panseront vos plaies et ils prendront soin de vous comme si vous étiez leur frère.

“ — En êtes-vous bien sûr, mon enfant ?… Vous êtes encore si jeune, reprit-il en hésitant.

“ — Je réponds de tout, monsieur l’officier, dis-je en me campant fièrement devant lui.

“ — Alors vous croyez ?…

“ — Que vous serez content de m’avoir rencontré.

“ — Je m’en rapporte à vous. Avant tout, donnez-moi à boire.

“ Il but à longs traits, puis, s’appuyant sur mon bras, il me suivit sans me poser d’autres questions, et nous entrâmes dans la salle commune au moment où tout le monde allait se mettre à table.

“ Notre entrée fit sensation. Depuis quelque temps les caractères s’étaient aigris ; on ne se battait pas toujours pour défendre la république, la royauté ou la Religion ; bien souvent c’était la vengeance qui armait les bras. De part et d’autre on est allé trop loin, on s’est livré à des actes de cruauté capables de déshonorer la plus belle cause. J’exprime ici mon opinion personnelle, sans prétendre à l’infaillibilité. Quoi qu’il en soit, mon oncle ne parut pas très-content et deux ou trois valets murmurèrent. Pour eux, l’étranger était un ennemi, un brigand, un régicide. Je crois qu’il eût passé un mauvais quart-d’heure, s’il se fut trouvé seul avec Mathurin le meunier. Mais je me hâtai de dire :

“ — Ce monsieur est blessé, malade, fatigué. Je lui ai dit qu’à la ferme il ne trouverait que des chrétiens prêts à pardonner à leurs ennemis et à faire du bien aux malheureux.

“ — Et tu as raison, répondit mon oncle ; celui qui vient à nous sous de pareils auspices peut compter sur ma bienveillance.

“ Puis, se tournant vers l’officier, il le pria de se mettre à table et de partager notre repas.

“ — Je vous suis bien reconnaissant, dit l’étranger d’une voix de plus en plus faible, mais tout ce que je vous demande c’est un lit pour me reposer pendant quelques heures, car je suis très fatigué.

“ Il n’avait à peine prononcé ces paroles qu’il s’évanouit.

“ — Il tremble, le lâche ! s’écria Mathurin en serrant ses poings formidables, il perd connaissance comme une petite fille !

“ — Respectons le malheur et n’insultons pas les faibles, répondit mon père ; tous les républicains ne sont pas responsables des excès commis par quelques-uns. Celui qui est venu à nous est jeune encore et nous n’avons pas le droit de le juger sans l’entendre. De plus, il est blessé ; tout autre sentiment que la pitié nous rendrait indignes du titre de chrétiens.

“ On se hâta de déshabiller le pauvre jeune homme et de le porter dans la chambre des étrangers. Il se trouvait vraiment dans un piteux état. Une heure après, le médecin avait pansé ses plaies et chacun de nous fit pour ce