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VIE DE NAPOLÉON Ier

républicain, hier encore notre ennemi et aujourd’hui notre hôte et notre ami, ce que nous eussions fait pour le plus aimé des frères.

“ Le lendemain matin, l’officier put se lever et faire quelques pas dans sa chambre. À midi, il se mit à table avec nous et fit honneur au repas. Par mesure de précaution, mon oncle lui avait prêté un costume complet de meunier, et, sans sa belle moustache noire qui lui donnait un air martial et qu’il refusa obstinément de laisser couper, on l’eût pris pour le plus inoffensif des campagnards.

“ Au bout de quelques jours notre protégé, complètement rétabli, allait nous quitter, lorsque nous apprimes que des soldats républicains venaient d’envahir le village, faisaient partout des perquisitions et menaçaient de fusiller tous ceux qui feraient mine de se défendre.

“ Il y a des traîtres partout ; un polisson, connu sous le nom de Procule le Flâneur, dénonça mon oncle en l’accusant de fournir aux royalistes des armes, des munitions et de l’argent.

“ C’était plus qu’il n’en fallait pour envoyer à la mort tous les habitants du moulin. Je n’oublierai jamais la scène dont je fus témoin lorsque les soldats se présentèrent chez mon oncle, jurant qu’ils brûleraient la cervelle à tous ceux qui montreraient la moindre hostilité.

“ Mais ils s’adoucirent bientôt, lorsque le jeune capitaine, qui avait à la hâte revêtu son brillant uniforme, se campa fièrement devant eux et leur demanda ce qu’ils venaient faire. Un vieux sergent à la moustache grise et au front sillonné de cicatrices s’écria tout joyeux :

“ — Quelle agréable surprise ! Nous croyions, capitaine, que ces chiens de royalistes t’avaient massacré.

“ — Tu vois qu’il n’en est rien, citoyen Brutus, répondit l’officier en serrant la main du grognard. Leur fidélité au roi n’a pas empêché les braves gens qui m’ont donné l’hospitalité de faire du bien à un homme dont ils sont loin de partager les convictions.

“ — Nous avions cependant appris que le citoyen meunier fournissait des armes aux ennemis de la République.

“ — Il n’en est rien.

“ — Cependant on m’a dit…

“ — Qui ça, on ?

“ — Le fermier qui nous a accompagnés jusqu’ici.

“ — Fusillez-le sur-le-champ.

“ Leur chef avait à peine formulé cet ordre, que cinq ou six soldats sortirent pour donner à notre dénonciateur le prix de sa trahison. Heureusement pour lui, il avait écouté à la porte et il s’était sauvé en apprenant que mon oncle était si bien défendu.

“ Les Républicains occupaient donc le village. Beaucoup de nos gens étaient furieux, mais c’eût été une véritable folie que de vouloir combattre des ennemis bien armés et dix fois plus nombreux que la population mâle de tout le canton. J’ajouterai que le capitaine fit part au commandant de la colonne de tout ce que nous avions fait pour lui et que les ordres les plus sévères furent donnés pour faire respecter les personnes et les propriétés à une lieue à la ronde.

“ Cet officier se montrait si bon, si prévenant, qu’il eût fini par nous faire aimer la République, sans les récits qui nous arrivaient des autres contrées.