Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/154

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ceux qui les portent n’appartiennent pas à la même espèce, qu’ils habitent même des mondes différents.

Louison Turenne revient au fort. Il présente ses rapports. Satisfait, Nicolas Montour examine les pelleteries. Voilà qui est un peu mieux. Avec une curiosité toujours active, les deux hommes se surveillent.

— Il est satisfait, se dit Louison Turenne en lui-même. Mais en même temps qu’il accepte à deux mains le bénéfice de mes travaux, il travaille en sous-main pour m’en enlever le mérite. Avec José Paul, avec Philippe Lelâcheur, avec Cadotte, il construit contre moi toute une série de fautes fictives, dont il se servira pour m’empêcher de monter, de m’élever ; qu’il présentera à quiconque lui reprochera de me laisser dans le même emploi obscur. « Il ne veut point exécuter les ordres qu’on lui donne », dira-t-il ; « il n’a pas à cœur les intérêts de la Compagnie ; il est toujours en faute ». Et tout cela parce que je ne veux point participer à ses complots, accepter ma part dans ses intrigues, lier mon jeu avec le sien.

Mais Turenne part de nouveau : ses épaules larges et puissantes peuvent porter l’injustice humaine. Et surtout, il aime les Indiens.

À quatre heures, plus de soleil ; le terne jour s’achève dans les ténèbres prématurées. Pâle et mate, la neige a perdu son éclat ; elle gît comme une couche grise sous le ciel nuageux, sur l’étendue sans relief des plaines. Pendant que le froid intense tient la terre, le vent monotone ronfle dans la cheminée et au coin des bâtisses.


À l’intérieur du chantier bas, aux trois quarts enseveli dans cette ouate, déjà règne la nuit. Montour est assis près de la cheminée où flambent des bûches résineuses ; à côté de lui, sur la grossière table de bois, s’empilent des livres de comptabilité couverts de feuillets où s’alignent des chiffres ; dans la pénombre, leur blancheur glacée brille parfois à la lueur des flammes.

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