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suivis : depuis l’automne, elle a déjà fondu de plus de moitié, maladies, blessures mal soignées ou assassinats. Nous leur conseillons de ne pas respecter leurs engagements, nous leur enseignons à ne pas payer leurs dettes et à commettre impunément des crimes.

— Ils imitent nos vices.

— Oui… Je pense souvent au bien qu’il y aurait à accomplir parmi eux. Si j’avais été plus intelligent, moi, si j’avais eu plus de santé… Ce qu’il faudrait, c’est établir un système de troc plus juste, bannir l’eau-de-vie, combattre les maladies et la famine… On peut leur inculquer la prévoyance, l’hygiène et la tempérance… Oui, occuper un poste important dans la Compagnie, exercer dans une sphère, si petite soit-elle, une influence pour le bien…

Voilà la tentation suprême pour un homme comme Louison Turenne. De l’autorité, du pouvoir, si Montour savait combien souvent le gouvernail a rêvé d’en posséder. Mais jamais cette ambition n’avait soi-même pour fin. Redresser les abus, appliquer des idées bonnes, donner la prédominance à la justice et à la bonté, rien autre chose ne le tourmentait. Tandis qu’au contraire, pour Montour, un poste important, c’est la même chose qu’un château-fort dans un endroit stratégique pour un baron rapace du moyen âge ; il s’en sert pour rançonner, à son bénéfice personnel, tous ceux qui doivent passer par là : rançons en argent, rançons en services, rançons en louanges, en avantages de toute sorte, ces choses, il sait les exiger ; il vendrait jusqu’au salut condescendant qu’il laisse tomber de haut, le matin, sur un voyageur naïf.

Louison Turenne s’oublie ; il parle d’une voix passionnée du bien à accomplir auprès des naturels. Ses trois années d’expérience lui ont appris cette tâche dans tous les détails. Comment ne pas souhaiter devenir le chef suprême chargé de tout réformer, de tout organiser. Une fièvre ardente anime ses paroles.

Mais soudain, il se tait… Il se tait, car il vient de surprendre sur les lèvres de Provençal un sourire fugitif, à peine percepti-

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