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ble, une ride sur l’eau. Froid et retors, l’émissaire de Montour l’écoutait parler ; il pensait aux moyens d’utiliser cet enthousiasme.

Lourde déception inévitable. Lui voit le Nord-Ouest dans les tentacules d’une concurrence effrénée, en proie à un combat commercial qui se développe dans toute sa hideur en marge de la loi et de la gendarmerie ; son plus grand désir serait de rétablir l’ordre. Montour et la Compagnie ne songent qu’à exploiter méthodiquement les Indiens ; s’ils ont voulu donner à Turenne une part d’autorité, ce n’est pas pour accomplir des réformes, mais bien pour exploiter l’affection que les naturels éprouvent à son endroit, s’en servir afin de remettre sous le joug des populations exaspérées, enlever des clients à leurs rivaux.

Se peut-il que l’homme soit si égoïste ? se demande Louison Turenne. Se peut-il qu’il soit fermé à des appels si navrants montant d’une oppression et d’une dégradation pareilles ? Quelle tristesse que de trouver de petits esprits malins devant de grandes tâches.

Non, Louison Turenne, en aucun temps, ne s’est senti capable de devenir un collaborateur de Nicolas Montour ou de la Compagnie du Nord-Ouest. Il n’est pas assez avancé pour cela dans le renoncement : abandonner ses idées propres, se dépouiller de ses inclinations, ne plus obéir à ses préférences, se vider de ses pensées et de tout, pour ensuite laisser couler en sa personnalité, comme un flot abondant, la volonté de la compagnie, ses plans, ses convoitises, ses haines, non il ne le peut pas, même encore aujourd’hui.

Alors, il laisse tomber la conversation avec Guillaume d’Eau. Et la vie reprend son cours régulier. Nicolas Montour met sur pied d’autres machinations. Il accuse Turenne d’avoir volé un fusil : les preuves de circonstances bien fabriquées sont fortes. Turenne prendra-t-il peur ? Pour que le vol qui l’incrimine ne soit point révélé, se soumettra-t-il enfin ? Mais Turenne ne craint rien. Il sait ce qu’un premier chantage, tout mal établi qu’il est, peut traîner après lui de conséquen-

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