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trahissent l’insomnie. Parfois, Montour laisse traîner jusqu’à lui ses regards inexpressifs.

Pour paraître plus respectable encore, il distribue de nouveau du tabac et du rhum. Enfin, il met ses hôtes hors du fort avec un tonnelet d’esprit-de-vin à boire entre eux.

Et cette cérémonie n’est pas plutôt terminée que Montour appelle Philippe Lelâcheur ; il s’enferme avec lui ; pendant deux jours, personne d’autre ne pénètre dans le cabinet ; à plusieurs reprises, le jour, la nuit, le confident du traiteur s’éloigne sur le meilleur cheval.

Leurs échanges commerciaux terminés, les Pieds-Noirs lèvent le camp. Encore une fois, la monotone routine de l’hiver reprend son cours. Pour la rompre, Montour invite les deux facteurs, ses rivaux, et leur personnel, à une grande fête qu’il donnera pour son anniversaire de naissance. Tous accourent à l’heure dite.

Sous les plafonds bas, dans les chambres étroites, s’anime bientôt l’étrange rassemblement. Femmes indiennes, enfants métis, pères blancs, personne ne manque à l’appel : les salles sont pleines à craquer.

L’eau-de-vie et le rhum circulent avec libéralité. Les langues se délient vite ; on s’entretient d’abord des dernières rumeurs et des événements étranges qui se produisent depuis quelques jours. Dans la nuit, les chiens aboient ; on entend frapper aux portes, et si l’on ouvre, il n’y a personne ; des bruits étranges ont réveillé des dormeurs en sursaut.

Tous boivent et dansent. Il faut aussi envoyer un peu de boisson aux gardes des autres factoreries : Philippe Lelâcheur s’en charge.

La fête bat son plein. À dix heures, elle s’est déjà transformée en une crapuleuse orgie. La fumée s’épaissit, si dense qu’on voit à peine les hommes, les femmes indiennes, écroulés sur le plancher. Des enfants pleurent auprès des mères ivres, des colosses se battent, les meubles sont repoussés avec fracas. Des plaintes jaillissent, des estomacs se vident. On se querelle à grands cris. Et, par-dessus ces voix avinées et ce tumulte,

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