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les opiniâtres

Elle savait pertinemment que Pierre ne l’accompagnerait pas, que les voisins l’attendaient pour commencer les travaux. Mais elle prenait plaisir à s’exciter soi-même, à exciter Pierre par l’image d’une journée de désœuvrement.

Lui, il aurait voulu répondre :

— Ysabau, ce que tu dis fait mal. Mais il disait :

— Ysabau, prépare-toi.

Dans cet instant de lucidité extraordinaire, elle suivait ses pensées. Mais elle restait au même endroit, elle continuait :

— Pierre, mon bien-aimé…

Ils demeuraient un instant étroitement liés. Pierre ne riait pas aux aguicheries ; il conservait son visage douloureux ; car il pensait :

— Ta beauté fait mal, ce matin, Ysabau.

Une journée de liberté, il en aurait voulu une, lui aussi. Mais dans ce pays inhumain, cette détente était défendue. Pierre examina le défriché qui s’étendait devant lui. Une vache manquait dans le troupeau qui pâturait les gagnages à la lisière de la forêt.

— Tu réveilleras les enfants, et moi, je ramènerai l’autre bête.

Ysabau observa le départ de Pierre. Quand celui-ci se fut un peu éloigné, elle éprouva une sensation étrange ; elle fronça les sourcils, chercha fébrilement. Son humeur enjouée s’était dissipée. Qu’était-ce au juste ? Avait-elle oublié un devoir important ? Quelle chose devait-elle se rappeler, qui était si pressante ? Elle s’efforçait de se souvenir vite. Mais courant pour échapper à François, la petite Yseult vint buter à ses pieds. Elle la releva, lui essuya la figure et les mains, la calma un peu. Puis elle se redressa. Pierre avait disparu. Elle comprit instantanément, et mi-cri, mi-sanglot, un gémissement s’échappa de ses lèvres : « Les Iroquois, les Iroquois, mon Dieu ». Elle connut ce qu’est l’épouvante ; paralysée, immobile sur