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les opiniâtres

mença de le suivre. Au passage, le capitaine Jalobert la souleva dans ses bras :

— Et ta maman n’a pas peur de te perdre ?

— Maman est malade.

— Et ton papa ?

— Il a dit que je devrais répondre à l’appel deux fois par jour.

Le capitaine rit, la peau rose un peu ridée entre les brins de la barbe blanche. Pierre de Rencontre demanda de coucher dans un hamac comme les matelots : la pensée de passer de longues nuits dans l’obscure et froide fétidité de la chambre commune lui donnait déjà des nausées.

— Je veux un hamac, moi aussi, demanda Anne.

— Tu es trop petite, le vent va t’emporter et tu te réveilleras le matin avec les morues.

Anne rit encore de son rire abondant, frais et sain.

Comme une lune lisse et sans éclat, le soleil s’enfonçait peu à peu dans l’eau de la mer. Alors il fallut descendre pour le repas. Pierre pénétra dans la pénombre de la cuisine mal éclairée. Des marmites mijotaient sur un fourneau de briques bien calé au centre. Par groupes de quatre ou de cinq, les passagers se cuisinaient des mets avec les provisions qu’ils avaient apportées ; ensuite, assis sur le plancher, ils puisaient à tour de rôle dans le même plat. Incommodés par les mouvements violents du navire, plusieurs étaient demeurés couchés. Pierre mangea peu ; il puisa dans un coffre des noix, des raisins secs, des pommes, et il s’enfuit. À la porte, il cueillit Anne qui le guettait.

— As-tu dit à ton papa que tu coucherais dans un hamac ?

— Oui. Il a dit : « Tiens, en voilà un mathurin ; et demain, je suppose, tu voudras monter à la hune ? » J’ai répondu : « Mais oui, bien sûr ». Ils ont ri, puis ils ont dit : « Tu nous abandonnes pour ton ami Pierre, tu ne nous aimes pas ».