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pièces. Le Don-de-Dieu bougea imperceptiblement, puis il prit son élan.

Pierre suivait des yeux la forme de plus en plus indistincte de la jeune fille. Celle-ci courut jusqu’au bord de l’appontement. Pierre éprouvait une sensation violente, comme de liens qui se déchirent, fibre à fibre, avec lenteur.

Il partait dans l’humiliation, sa confiance en soi anéantie ; il emportait en plus le souvenir des épisodes torturants de ce premier amour ; aucun succès ni dans un domaine, ni dans l’autre. Mais il n’abandonnait point son poste, regardant s’éloigner et surgir en même temps dans son aspect de chose lointaine, la ville ceinturée de remparts.

Plus tard, le court navire commença de cogner du nez dans les fortes vagues de l’Atlantique. Et se déroulèrent jusqu’à l’horizon, la mer bleue, le firmament émaillé de petits nuages neigeux ; ainsi s’ouvrit l’immensité sans ombre, sans obstacle pour la vue, avec sa luminosité, sa fraîcheur crue. Le vent devint plus fort. Presque tous les passagers avaient disparu. Pierre ne connaissait plus maintenant que sa liberté. Il éprouvait la sensation physique de sentir contraintes et lisières se dénouer et tomber à ses pieds. Son corps pouvait remuer, se détendre, jouer de ses muscles sans gêne aucune, dans une souplesse reconquise.

Plus tard, Pierre descendit dans la grande chambre des hommes seuls. Il avait fallu fermer les hublots. Des malades geignaient du fond des matelas déroulés sur le plancher. Dans la salle des gens mariés et dans celle des femmes seules, les mêmes scènes se produisaient sans doute. Pierre remonta vite sur le pont. Il y rencontra Anne. Robuste, le pied marin, chaudement enveloppée dans une casaque et coiffée d’un chaperon, elle affrontait le gros temps en se cramponnant aux cordages. Elle enfonça brusquement sa paume chaude dans la grande main de son ami et com-