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les opiniâtres

Parfois, il parlait. Et Pierre n’avait pas besoin de prendre ses mots du bout des doigts comme on prend du linge douteux, afin d’en bien examiner toutes les souillures ; envie, ruse, feinte, basses passions humaines. Non, la parole de celui-là, c’était de beau tissu franc, tout blanc, tout propre. Avec lui et quelques autres que Pierre avait côtoyés durant le voyage, disparue la crainte de connaître ou de rencontrer des hommes ; disparue l’appréhension, née d’une longue habitude, de découvrir un ennemi en son semblable ou en son frère. Ici, la lutte pour la vie avait disparu : l’un ne tentait pas de dévorer l’autre, car il pouvait sans cela manger tout son saoul. Alors Pierre interrogeait ; il écoutait ensuite la musique de la franchise.

— C’est grand la Nouvelle-France ?

— Tu as atteint ce second poste, le dernier. Tu penses : voici le cœur de la contrée. C’est à peine la frange. Tu dois t’habituer à des dimensions nouvelles, comme si tu entrais dans un édifice plus vaste. Nicolet a navigué vers l’ouest pendant au delà d’un mois ; il avait traversé des océans d’eau douce. A-t-il découvert le centre ? Tu ne sais pas. La forêt se déploie toujours ; les Indiens décrivent d’autres fleuves, d’autres plaines.

— La terre est fertile ?

— Avancer en canot sur une rivière, c’est passer au fond d’un canal dont les berges de feuillage s’élèvent à cent pieds de hauteur ; tu ne vois rien. Mais si le sol pousse des arbres, pourquoi ne pousserait-il pas autre chose ?

— Et le défrichement forestier ?

— Vois la futaie. Une vraie toison de mouton. Les hommes bougent au fond, pucerons parmi les brins de laine. Mais cette toison-là ne se rase pas à pleines poignées, avec des forces. Le déboiseur doit trancher brin à brin ; et le brin est un arbre et il faut des milliers de coups de cognée pour l’abattre et le débiter. Si tu veux cultiver cent