Page:Destutt de Tracy - Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple ?.djvu/11

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répression, ils ont tâché d’enlever aux hommes jusqu’à la possibilité de se nuire réciproquement. Ils ont cherché à extirper la racine même de tout mal moral. Ils ont cru la trouver dans la propriété. En effet, disaient-ils, quelle injustice serait possible, si rien n’appartenait en propre à personne ? Et tous les anciens législateurs, ou philosophes, se sont efforcés de fonder la société sur la communauté absolue de tous les biens ; ou, s’ils n’ont pas entrepris de l’exécuter, ils ont cru qu’en théorie c’était là le point de perfection, et beaucoup de modernes les ont imités dans cette erreur. Ils ne se sont pas apperçus que pour que cette communauté eût son entier effet, il faudrait que chaque homme pût faire abnégation totale de son propre individu, pour l’apporter tout entier, et sans restriction, à la masse commune ; car s’il conserve seulement la propriété de sa pensée et de ses bras, il s’ensuit qu’il a celle du travail de ses mains ; et par une conséquence nécessaire, que le gibier qu’il a abattu, que l’outil qu’il a façonné, que la moisson qu’il a semée, en un mot que tous les produits de ce travail ne peuvent appartenir qu’à lui. Enfin, quand l’homme pourrait fouler aux pieds toutes les lois de la nature, jusqu’à renoncer ainsi à toutes leurs conséquences immédiates, il n’en serait pas plus en paix avec ses semblables ; car tous les intérêts individuels renaîtraient lorsqu’il s’agirait de prendre chacun sa part de la masse commune des peines et des jouissances : et ils ne seraient pas moins opposés dans ce partage, qu’ils le sont dans la possession directe et particulière des biens que nous connaissons. Rousseau du moins a été plus conséquent que les anciens.