Page:Destutt de Tracy - Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple ?.djvu/12

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Quand il a prononcé que le tien et le mien était la cause de tous les crimes, il a décidé sans hésiter que la société était la source de tous les vices ; et il a trouvé la perfection dans un état d’isolement, dont à la vérité on ne saurait concevoir même la possibilité. Mais enfin on ne peut nier qu’il n’y a pas de mal moral là où il n’existe pas de relation morale.

C’est à cette insignifiante vérité que se réduisent tous ces paradoxes qui ont troublé tant de têtes, et ont fait des scélérats par vertu. Au lieu de tout cela, il aurait fallu dire : Toutes les fois qu’il y a deux êtres sentans, il existe deux intérêts distincts qui peuvent devenir opposés. Occupons-nous de les concilier et de les contenir. L’idée de tien et mien dérive inévitablement de celle de toi et moi ; nous ne pouvons la détruire. Faisons que toi et moi ne soient ni oppresseurs, ni opprimés. N’aspirons pas à davantage. Pour qu’une communauté réelle et paisible fût possible, il faudrait qu’un homme pût jouir et pâtir par les organes d’un autre comme par les siens propres. Alors il aimerait réellement ses semblables comme lui même, et le mal moral au moins serait banni de la terre.

C’est-là un degré de perfection auquel il nous est impossible d’atteindre. Le législateur qui veut que nous aimions notre prochain précisément comme nous-mêmes, et celui qui veut que nous vivions exactement isolés, nous prescrivent deux choses également impossibles, donnent à notre morale deux bases également fausses. La nature des hommes est telle qu’ils ne peuvent s’approcher sans avoir des intérêts distincts et opposés, et que cependant ils sont forcés de se rapprocher pour pouvoir se secourir, pour