Page:Destutt de Tracy - Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple ?.djvu/18

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engagemens, toute sécurité s’évanouissait, tout bonheur était anéanti : tout comme ils n’ont pu exister sans sentir qu’ils se brûlaient dans le feu et se mouillaient dans l’eau. Dans tous les genres il est des vérités si frappantes que nul n’a pu les méconnaître. Mais qu’est-ce que cela prouve ? en a-t-on moins différé sur leurs conséquences les plus importantes, dès que leur liaison est devenue assez fine pour que tous les esprits ne pussent pas l’appercevoir ? et la morale a-t-elle été plus exempte de cet inconvénient que les autres sciences ? C’est ce qu’on ne saurait soutenir. Assurément l’erreur de morale qui consiste à penser que tous nos vices viennent du droit de propriété, ou que si l’âme meurt avec le corps nous n’avons aucun intérêt à être honnêtes gens, est absolument du même genre que l’erreur de physique, qui consiste à croire que la terre est immobile, ou que l’air n’est pas pesant. C’est de part et d’autre ne pas connaître la cause des effets apparents, et ne pas suivre la chaîne des phénomènes.

Bannissons donc cet antique préjugé qui n’est qu’une branche de celui qui supposait toutes nos idées innées, c’est-à-dire nos perceptions existantes avant que nous les ayions perçues, et reconnaissons que la morale est une science que nous composons comme toutes les autres des résultats de nos expériences et de nos réflexions. Ses premières notions, les plus simples sont évidentes par elles-mêmes. Tout le monde les reconnaît. Mais celles d’un ordre plus relevé ne frappent pas également tous les esprits : et à mesure qu’elles se compliquent, s’étendent et portent sur des rapports plus multipliés, elles surpassent la portée d’un plus grand nombre d’hommes.