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Page:Dick - Les pirates du golfe St-Laurent, 1906.djvu/113

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— Turlututu, chapeau pointu… Je me moque de l’amour, moi… La mer : voilà ma maîtresse… Vive la mer !
Et le capitaine du “Marsouin” esquissa un pas de danse.
Mais la mine tragique de son compagnon arrêta net l’essor chorégraphique de l’ami Thomas.
Changeant de ton, il dit à brûle-point :
— Gaspard, tu seras vengé !… Gaspard, tu auras ma sœur !
Et comme l’autre le regardait avec étonnement :
— C’est moi qui lui tiens lieu de père, acheva Thomas, et je te la donne. Vas-tu la refuser de ma main, par hasard ?
Gaspard eut un brusque haut-le-corps.
— Toujours cette vieille antienne après le psaume… dit-il avec impatience… Me prends-tu pour un idiot ?
— À peu près… comme tous ceux, du reste, qui sont dans ton cas, — c’est-à-dire férus d’amour… grommela avec un grand sérieux l’impassible Thomas.
— Nous verrons bien… Attendons.
— C’est ce que j’allais conclure moi-même : attendons. Du reste, nous n’attendrons pas longtemps, — jusqu’à demain, tout au plus.
— Que vas-tu faire ?
— Rien pour le quart d’heure, si ce n’est m’occuper de notre dîner. Tu sais que je n’ai pas d’idées quand mon ventre est vide. Mais tu vas voir lorsque j’aurai un peu apaisé le brouillard que j’ai là !....
Et Thomas, se tapant sur l’épigastre, se prit à crier comme un sourd :
— Hé ! là ! Jean Brest, cuisinier de vingtième classe !
Un des matelots allongés près du cabestan se leva aussitôt et répondit :
— On y est, capitaine.
— As-tu quelque chose à nous mettre sous la dent ?… II est plus de midi et il vente une rage de faim dans nos boyaux.
— Si j’ai quelque chose qui mijote ?…
La belle question ! se récria celui que le capitaine Thomas venait de bombarder cuisinier et qui n’était autre, effectivement, que le maître-coq du bord, — fonction respectable qu’il remplissait, du reste, concurremment avec celle non moins relevée de matelot.
— Alors, à table, compère Gaspard !… Nous causerons après dîner. Toi, Jean Bec, — ceci s’adressait au second matelot, — pendant que ton camarade nous mettra le couvert, occupe-toi de la roue et gouverne sur le “Petit-Mécatina”, qu’on entrevoit d’ici, droit dans l’ouest.
— Connu ! capitaine, s’empressa de répondre le surnommé Jean Bec, — qui s’appelait en réalité Jean Dolbec, et avait eu l’honneur de naître à l’ombre du promontoire de Québec : circonstance dont il n’était pas médiocrement fier.
Son nom de Jean Bec, tout court, lui venait d’un caprice du facétieux Thomas, qui avait trouvé plaisant d’avoir sous ses ordres deux gaillards porteurs de noms qui n’étaient pas banals, au moins.
Or, comme Jean Brest était, lui, un citoyen né de la vieille ville de France dont il portait le nom, il résultait donc que les deux matelots du “Marsouin” avaient eu l’immense Atlantique entre leurs berceaux.
Ce qui ne les empêchait pas, — hâtons-nous de le dire, — de faire bon ménage… quand les mérites de leur ville respective n’étaient pas en jeu.
Oh ! alors il y avait des prises de becs. Mais on finissait par mettre, chacun de son côté, un peu d’eau dans son vin… aigre, et la bonne camaraderie du bord reprenait ses droits. Donc Jean Bec s’en fut à la roue et Jean Brest à la table.
Dix minutes plus tard, Jean Brest rejoignait son camarade à la roue, disant tout bas :
— Ces messieurs m’ont donné congé. Il se brasse quelque chose, c’est sûr.
— Oh ! j’en mettrais ma main dans le feu ! répliqua sur le même ton Jean Bec.
— Le lieutenant m’a tout l’air d’avoir la boussole à l’envers depuis la petite scène de ce matin… fit remarquer le Jean de Brest.
— On l’aurait à moins, camarade ! appuya le Jean de Québec.
Et les deux Jean, hochant la tête avec ensemble, se livrèrent, chacun à part soi, à un océan de réflexions, que l’histoire n’a malheureusement pas consignées.
Cependant, le “Marsouin”, recevant la brise droit en poupe depuis son changement d’orientation, approchait rapidement du point de repère assigné par le capitaine : le “Petit-Mécatina.”
Vers les cinq heures, comme les hauts rochers de cette île se profilaient nettement à l’horizon, la tête de Thomas Noël émergea de l’écoutille d’arrière et le propriétaire de cette tête demanda :
— Eh bien, mon Jean-Jean, ça va-t-il ?
Les deux Jean, ainsi interpellés à la fois, répondirent ensemble, l’un :
— Mais oui, capitaine, ça "boulotte ” : voyez !
L’autre :
— Nous aurons le nez dessus dans une petite heure, pas plus !
Thomas sauta sur le pont, suivi de près par Gaspard ; et les deux marins, se faisant un abat-jour de leur main étendue au-dessus de leurs yeux, inspectèrent l’horizon de l’ouest.
Tout là-bas, émergeant du golfe immense, une grosse tache noire se détachait de la surface scintillante de la mer.
Le soleil, alors élevé peu au-dessus des falaises de la côte labradorienne, inondait de ses rayons la partie septentrionale de cette tache, qui brillait de mille feux, variés en couleurs et dansant d’une arête à un pic, d’un pan de roches rouges ferrugineuses à un écran de granit lustré, striant de bandes lumineuses les fûts basaltiques ou irradiant les quartz polis par les baisers toujours inassouvis du grand fleuve.
Oh ! le coucher du soleil sur le golfe Saint-Laurent, quelle féerie ! quel poème !
Cependant, le “Marsouin,” le cap sur l’île “Mystérieuse” [1], filait rapidement, à peine balancé d’arrière en avant par les longues vagues du golfe.
Les hauts rochers de la partie septentrionale du Méticana, quand on n’en fut plus qu’à un mille de distance, masquèrent complètement les premiers contreforts de la côte labradorienne, éloignée en cet endroit d’une couple de lieues.
L’île apparaissait alors, par son travers, dans sa plus grande longueur : — soit environ cinq milles, — couchée, la tête vers le Labrador et les pieds allongés sur le fleuve, devenu golfe. Partout, dans le voisinage, la solitude n’était troublée que par les ébats des oiseaux aquatiques ou le susurrement de la brise effritant la crête des vagues.
Thomas, toujours à la roue, inspectait soigneusement l’horizon autour de lui.
Comme il avait abordé l’île par son travers oriental, — mais en venant du large où il n’avait rien vu de suspect, — il manœuvrait alors pour gagner la tête septentrionale du “Mécatina,” de façon à contourner celle-ci et à jeter un coup d’œil sur le littoral en amont.
Le capitaine Thomas Noël, on a dû s’en apercevoir, était un homme prudent qui n’aimait pas à se laisser surprendre.
Mais la rive ouest était déserte, elle aussi, et seuls les oiseaux de mer y animaient le paysage par leurs allées et venues affairées.
On pouvait aborder.
Thomas vira de bord et gouverna de façon à embouquer le couloir rocheux, où hâvrait d’habitude la “Marie-Jeanne” de son copain de Québec, le capitaine Pouliot.
La mer était haute et l’entrée du canal courbe fut relativement facile.
Mais, au premier détour, on jeta l’ancre à pic pour amener les voiles.
Puis, ceci fait et l’ancre remontée jusqu’à fleur d’eau, on manœuvra à la gaffe, poussant, tirant, jusqu’à une sorte de cul-de-sac, où l’on dut stopper.
Une muraille infranchissable fermait là le singulier canal.
Plus moyen d’avancer.
Pourtant, cet obstacle n’en parut pas un à maître Thomas ; car, sautant sur une étroite saillie qui régnait du côté droit touchant à la joue du “Marsouin”, il contourna un angle et disparut au regard de son compagnon.
Cinq minutes s’écoulèrent.
Gaspard attendait, un peu anxieux, mais sans grande inquiétude, toutefois.
Soudain, avec accompagnement de bruit de poulies criardes, la muraille parut se froncer comme un soufflet d’accordéon.
Effectivement, elle se ramassa sur elle-même, exagéra ses aspérités, se plissa, se ratatina pour démasquer un espace libre, où le "Marsouin” pourrait loger tout à son aise.
Comme un décor de théâtre, ni plus ni moins ! La prétendue muraille n’était, en effet, qu’une vieille voile, mouchetée de branches de sapin, de lierre et de mousse, et badigeonnée à là diable comme une fresque représentant de vraies roches.
Une prime de contrebandier, quoi !
Deux câbles glissant sur des poulies dissimulées adroitement tendaient la muraille trompeuse ou la retiraient, selon que les initiés voulaient ou non se rendre se rendre absolument invisibles.
Cette fois, aussitôt que le “Marsouin” l’eût dépassé, le mur de toile peinte fut soigneusement remis en place.
Les contrebandiers étaient “at home”.
Aucun regard humain ne pouvait tomber sur eux, et seuls les goélands piaillards, voltigeant en grand nombre au-dessus de l’île, auraient pu dire, dans leur jargon guttural, qu’un grand vaisseau et son équipage de bipèdes sans plumes se trouvaient enclavés dans les hauts rochers du “Mécatina”.

CHAPITRE II
LE REFUGIUM PECCATORUM


— Nom d’un phoque ! dit Gaspard : ça me retrempe de me voir de nouveau ici… Au moins on est chez soi… Personne pour nous dévisager et chercher à lire sur notre figure les traces de crimes imaginaires…
— Oh ! tout ce qu’il y a de plus imaginaires !… renchérit Thomas, sur un ton moitié figue moitié raisin.
— Point d’oncle ni de tante dont il faille supporter les regards soupçonneux…
— Pas l’ombre !
— Aucune cousine jalouse à endurer, tout en enrageant dans son for intérieur…
— Oh ! la cousine en question s’appellera demain madame Louis Noël, si toutefois ce n’est pas déjà fait… remarqua tranquillement Thomas.
— Quoi ! tu supposes que les mariages ont eu lieu quand même ?… se récria Gaspard, blêmissant sous son hâle.
— Pourquoi pas ?… Tout était prêt : les deux couples en face du prêtre, les pères et mères sous la main, les invités, — je veux dire la parenté, — faisant cercle autour des conjoints… Qui ou quoi donc aurait pu empêcher la noce d’aller son train ?
— Mais… mais… bégaya Gaspard, très excité, on ne se marie pas comme ça sans crier gare ! quand on arrive on ne sait d’où, du fond de la mer, peut-être !
— Psitt !… siffla froidement Thomas, la baie de Kécarpoui n’est pas une capitale, ni la maison de la maman Noël une cathédrale… Je te dis, futur beau-frère, que nos tourtereaux seraient mariés à l’heure où nous “jabotons” comme les goélands qui s'égosillent autour de nous, que je n’en serais pas étonné le moins du monde… Au reste, ça m’est égal et je m’en moque moque comme un poisson d’une pomme.
Et Thomas fit claquer son pouce sur son doigt majeur avec un bruit de castagnette de plus agaçants.
— Mais c’est moi que ta soeur devait épouser !… L’oublies-tu ? se récria Gaspard.
— Sans doute, à défaut de son premier amoureux, disparu et sensé mort… Mais le gaillard surgissant au moment propice, tu comprends…
— Eh bien ?…
— Eh bien, elle s’est trouvée déliée de ses engagements, et au fond…
— Achève…
— Au fond, compère Gaspard, je t’avouerai ça entre nous, je crois que cette chère petite sœur n’en aura pas été fâchée.
— Nom d’un phoque, à qui le dis-tu !… Mais moi ?…
— Oh ! toi, tu feras comme le doge de Venise…
— Qu’est-ce qu’il faisait, cet animal-là ?

  1. (1) Nous l’avons ainsi appelée, dans “Un Drame au Labrador.”