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Page:Dick - Un drame au Labrador, 1897.djvu/110

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À mesure qu’il approchait, sa figure subissait une transformation singulière.

De sombre et dure, qui était son caractère habituel, elle devenait insensiblement mélancolique et… touchante.

Ce gaillard là, orné de toutes les passions qui rendent un homme redoutable au sein des sociétés organisées, était devenu un véritable comédien, tout seul, sans études, en pleine solitude du Labrador.

Il était absolument maître de ses sens, et il avait la tête froide d’un chef de bandits.

À peine entré dans le chalet, où la famille Noël se trouvait réunie pour dîner il se laissa choir sur une chaise, la tête basse, les bras ballants.

— Oh ! oh ! il paraît qu’on t’a mal reçu, chez l’oncle Jean… fit remarquer Thomas, d’un ton goguenard.

Gaspard ne répondit qu’en baissant davantage la tête.

— Serait-ce possible ? dit madame Noël, prompte à s’apitoyer.

— On m’a chassé, madame ! murmura Gaspard, d’une voix sépulcrale.

— Chassé ?… s’écria la bonne dame, en joignant les mains.

— Et maudit !… ajouta lugubrement le jeune homme.

Pour le coup, la veuve se trouva debout, les mains levées.

— Pauvre enfant !… Mais c’est insensé ! dit-elle.

— Madame, vous m’en voyez atterré et malade… Mais qu’y puis-je faire ?

— Oh ! je parlerai à ces bonnes gens… Il est impossible que cette famille, qui vous a élevé et où vous avez grandi comme un fils vous garde rancune pour un accident où vous avez vous-même failli perdre la vie…

— Cela est pourtant, madame. Mais, si vous voulez m’en croire, attendez, pour une telle démarche, que le temps ait un peu amorti la force du coup et engourdi leur douleur. À mon avis, toute tentative de rapprochement, d’ici à quelques jours, ne ferait qu’envenimer nos relations.

— Soit. Vous avez probablement raison. Quand ils seront plus calmes, nous n’aurons pas de peine à leur faire comprendre qu’ils ont manqué, non seulement de charité chrétienne, mais encore et surtout de justice.

En attendant, mon cher enfant, vous ferez partie de ma famille et vous partagerez, comme d’habitude, la chambre de Thomas.

— Madame, j’ai déjà eu deux mères, — et une larme de crocodile tomba sur la joue de Gaspard ; vous serez la troisième.

Et l’habile comédien salua profondément madame Noël.

— C’est dit… Allons, mes enfants, à table !

Le repas fut pris au milieu d’un silence presque général.

La mère, en dépit de ses efforts, semblait préoccupée.

Louis, d’ordinaire gai comme un pinson, avait l’air rêveur d’un amoureux dont le cœur est pris sérieusement.

Suzanne, elle, n’avait consenti à se mettre à table que sur les instances de sa mère, qui n’aimait pas à la voir passer ses jours seule