Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 1, Hachette, 1911.djvu/92

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
83
BARNABÉ RUDGE

et n’importe où les uns ou les autres pourraient faire sa rencontre.

Cette mesure énergique ayant soulagé son esprit, il voulut bien s’approcher de la table joyeuse, et, s’échauffant peu à peu, il daigna enfin présider, et même charmer la compagnie avec une chanson. Ensuite il s’éleva à un tel degré de complaisance, qu’il consentit à régaler ses subalternes d’une danse de cornemuse. Il l’exécuta immédiatement aux sons d’un violon dont joua un virtuose de la société ; et il l’exécuta d’une manière si brillante et avec une agilité si merveilleuse, que les spectateurs ne pouvaient pas trouver assez d’enthousiasme pour manifester leur admiration. Quant à l’hôte, il protesta, les larmes dans les yeux, qu’il n’avait jamais senti le regret d’être aveugle comme à présent.

Mais l’hôte, après s’être retiré, probablement pour pleurer en secret sur sa cécité, revint bientôt annoncer qu’il ne restait guère plus d’une heure avant que le jour parût, et que tous les coqs de Barbican avaient déjà commencé à chanter comme des perdus. À cette nouvelle, les Chevaliers Apprentis se levèrent en toute hâte, et, se rangeant sur une seule ligne, défilèrent l’un après l’autre, et se dispersèrent du pas le plus accéléré vers leurs domiciles respectifs, laissant leur commandant passer le dernier par la grille.

« Bonne nuit, noble capitaine ! chuchota l’aveugle pendant qu’il tenait la porte ouverte pour le laisser passer. Adieu, brave général. Allez faire dodo, illustre commandant. Bonne chance, imbécile, vaniteux, fanfaron, tête vide, jambes de canard. »

Après avoir prononcé ces derniers mots d’adieu, avec un sang-froid malhonnête, tandis qu’il écoutait s’éloigner le bruit des pas du capitaine et qu’il refermait la grille sur lui-même, il descendit les marches, et allumant du feu sous le petit chaudron, il se prépara, sans aucune aide, à son occupation du jour. Elle consistait à vendre au détail, à l’entrée de la cour d’au-dessus, des portions de soupe et de bouillon un penny, et des puddings savoureux faits avec des rogatons, tels que ceux qu’on pouvait acheter en bloc au plus vil prix, dans la soirée, à Fleet-Market. Naturellement, pour le débit de sa marchandise, il comptait principalement sur ses connaissances personnelles : car la cour était une im-