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Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/185

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voyais, moi, s’il ne le voyait pas, lui), et qui dressait sur sa tête une main sanglante. C’était justement dans la chambre du premier, où lui et moi nous nous sommes regardés en face la nuit du meurtre, et où avant de tomber il a levé sa main comme cela, fixant sur moi les yeux. Je savais bien que c’était là aussi que je finirais par être traqué.

— Vous avez l’imagination forte, dit l’aveugle avec un sourire.

— Vous n’avez qu’à baigner la vôtre dans le sang, et vous verrez si elle ne deviendra pas aussi forte que la mienne. »

En même temps il poussa un gémissement, il se balança sur son lit, et levant les yeux pour la première fois, il dit d’une voix basse et caverneuse :

« Vingt-huit ans ! vingt-huit ans ! Et dans tout ce temps-là il n’a jamais changé ; il n’a pas vieilli ; il est resté toujours le même. Il n’a pas cessé d’être devant moi ; la nuit, dans l’ombre ; le jour, au grand soleil ; à la lueur du crépuscule, au clair de la lune, à la clarté de la flamme, de la lampe, de la chandelle, et aussi dans les ténèbres les plus profondes : toujours le même ! En compagnie, dans la solitude, à terre, à bord ; quelquefois il me laissait des mois, quelquefois il ne me quittait plus. Je l’ai vu, sur mer, venir se glisser, dans le fort de la nuit, le long d’un rayon de la lune sur l’eau paisible. Et je l’ai vu aussi, sur les quais, sur les places, la main levée, dominant, au centre de la foule empressée, qui allait à ses affaires sans savoir l’étrange compagnon qu’elle avait avec elle dans ce revenant silencieux. Imagination ! dites-vous. N’êtes-vous pas un homme en chair et en os ? Et moi, ne le suis-je pas ? Ne sont-ce pas des chaînes de fer que je porte là, rivées par le marteau du serrurier ? ou bien croyez-vous que ce soient des imaginations que je puisse dissiper d’un souffle ? »

L’aveugle l’écoutait en silence.

« Imagination ! c’est donc en imagination que je l’ai tué ? c’est donc en imagination qu’en quittant la chambre où il gisait, j’ai vu la figure d’un homme regarder derrière une porte obscure, et montrer clairement, dans son expression d’effroi, qu’elle me soupçonnait du coup ! Je ne me rappelle donc pas bien que j’ai commencé par lui parler doucement, que je me suis approché de lui tout doucement, tout doucement, le