Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/287

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Le sujet qui occupait toutes les méditations de M. Willet et qui occasionnait ces démonstrations mimiques, n’était autre que le changement corporel qu’avait subi son fils ; il n’avait jamais pu prendre sur lui d’y croire et de s’en rendre raison. Peu de temps après leur première entrevue, on s’était aperçu qu’il s’en était allé, d’un air égaré, dans un état de grande perplexité, tout droit à la cuisine, dirigeant son regard sur le feu de l’âtre, comme pour consulter son conseiller ordinaire en matières de doute et dans les cas embarrassants. Seulement, comme il n’y avait pas de chaudron au Lion noir, et que le sien avait été si bien arrangé par les insurgés, qu’il était tout à fait hors de service, il sortit encore d’un air égaré, dans un effroyable gâchis de confusion morale, et dans son incertitude il avait recours aux moyens les plus étranges pour dissiper ses doutes : par exemple, d’aller tâter la manche de Joe, comme s’il croyait que le bras de son fils était peut-être caché dedans, ou de regarder ses propres bras et ceux de tous les autres assistants, comme pour s’assurer que c’était bien deux, et non pas un, qui étaient le lot ordinaire de chacun, ou de rester assis une heure de suite dans une méditation profonde, comme s’il essayait de se remettre en mémoire l’image de Joe quand il était plus jeune, et de se rappeler si c’était réellement un bras qu’il avait dans ce temps-là, ou s’il avait bien la paire ; enfin de se donner une foule d’occupations et d’imaginer une foule de vérifications du même genre.

Se voyant donc, au souper, entouré de visages qu’il avait si bien connus dans son vieux temps, M. Willet reprit son sujet avec une nouvelle vigueur : on voyait qu’il était décidé à savoir le fin mot aujourd’hui ou jamais. Tantôt, après avoir mangé deux ou trois bouchées, il déposait sa fourchette et son couteau, pour regarder fixement son fils de toute sa force, surtout du côté mutilé. Puis il promenait ses yeux tout autour de la table, jusqu’à ce qu’il eût rencontré ceux de quelque convive, et alors il remuait la tête avec une grande solennité, se donnait une petite tape sur l’épaule, clignait de l’œil, pour ainsi dire, car un clin d’œil n’était pas chez lui synonyme d’un mouvement rapide : il y mettait le temps ; il serait plus exact de dire qu’il se mettait à dormir d’un œil pendant une minute ou deux. Puis il donnait encore à sa tête