Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/297

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avait formés pour qu’ils pussent devenir riches et vivre dans l’opulence. Cependant il eut quelque soupçon qu’elle avait du chagrin et que c’était lui qui en était la cause ; il essaya de la consoler et de la distraire en lui parlant de la vie qu’ils menaient autrefois ensemble, de ses amusements et de la liberté dont il jouissait alors. Il ne se doutait pas que chacune de ses paroles redoublait la douleur de sa mère, et qu’elle répandait des larmes de plus en plus amères à chaque souvenir qu’il ravivait de leur tranquillité perdue.

« Mère, dit Barnabé, quand ils entendirent approcher l’homme qui venait fermer les cellules pour la nuit, tout à l’heure, quand je vous ai parlé de mon père, vous m’avez crié : « Chut ! » et vous avez détourné la tête ; pourquoi donc ? dites-moi pourquoi en deux mots. Vous l’aviez cru mort. Vous n’êtes pas fâchée qu’il vive et qu’il soit revenu nous voir ? où est-il ? serait-il ici ?

— Ne demandez à personne où il est ; ne parlez de lui à qui que ce soit, répondit-elle.

— Pourquoi pas ? Est-ce parce que c’est un homme sévère et qui a la parole rude ? Car enfin, je ne l’aime pas, et je ne tiens pas à me trouver seul avec lui ; mais pourquoi ne pas parler de lui ?

— Parce que je suis fâchée qu’il vive encore, fâchée qu’il soit revenu nous voir, fâchée que vous et lui vous vous soyez trouvés ensemble. Parce que, cher Barnabé, j’ai fait ce que j’ai pu, toute ma vie, pour vous tenir séparés.

— Séparés ! un fils et un père ! Pourquoi ?

— Il a, lui murmura-t-elle à l’oreille, il a versé le sang ; le temps est venu de vous faire cette révélation ; il a versé le sang d’un homme qui l’aimait bien, qui avait placé en lui sa confiance, qui ne lui avait jamais rien dit ni rien fait de mal. »

Barnabé recula d’horreur, et, jetant un coup d’œil rapide sur la tache de son poignet, la cacha en frissonnant sous sa veste.

« Mais, ajouta-t-elle avec précipitation, en entendant la clef tourner dans la serrure, quoique nous devions le fuir, ce n’en est pas moins votre père, mon cher enfant, et moi, je n’en suis pas moins sa malheureuse femme. On en veut à sa vie, et il la perdra. Il ne faut pas que nous y soyons pour