Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/53

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bloqué par la foule qui, serrée et compacte à présent, embarrassée dans les charrettes et les voitures qu’elle rencontrait, ne pouvait plus avancer que lentement, et quelquefois même se voyait obligée de faire des haltes de huit ou dix minutes.

Au bout de deux heures environ, le nombre des passants commença à diminuer sensiblement ; on les vit, petit à petit, s’éclaircir, débarrasser le pont, disparaître, sauf quelques traînards à cocardes, qui, se sentant en retard, le visage poudreux et échauffé, pressaient le pas pour ne point arriver trop tard, ou s’arrêtaient à demander le chemin qu’avaient pris leurs amis, et se hâtaient, après s’être renseignés, de marcher dans cette direction avec une satisfaction visible. Au milieu de cette solitude relative, qui lui semblait si étrange et si nouvelle après la foule qui l’avait précédée, la veuve eut, pour la première fois, l’occasion de s’informer à un vieillard, qui était venu s’asseoir près d’eux, de ce que signifiait ce concours extraordinaire de gens.

« Mais d’où donc venez-vous ? répondit-il, si vous n’avez pas entendu parler de la Grande Association de lord Georges Gordon. C’est aujourd’hui qu’il présente à la Chambre la pétition contre les catholiques. Que Dieu l’assiste !

— Eh bien ! qu’est-ce que tous ces gens-là ont à voir là dedans ? demanda-t-elle.

— Ce qu’ils ont à voir là dedans ? Comme vous y allez ! Vous ne savez donc pas que Sa Seigneurie a déclaré qu’elle ne présenterait rien à la Chambre s’il n’y avait pas, pour soutenir la pétition, quarante mille hommes au moins à la porte, et des gaillards solides ? Jugez de la foule qu’il va y avoir.

— Quelle foule, en effet ! dit Barnabé. Entendez-vous, mère ?

— Ils vont, à ce qu’on dit, reprit le vieillard, passer une revue de plus de cent mille hommes. Ah ! vous n’avez qu’à laisser faire lord Georges. Il connaît bien son pouvoir. Il y a de puissants visages à ces trois fenêtres là-bas (et il montrait la chambre des Communes qui dominait la rivière), qui vont devenir pâles comme la mort en voyant ce soir lord Georges monter à la tribune : et ils n’auront pas tort. Eh ! eh ! laissez faire Sa Seigneurie, c’est un malin. »