Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/58

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psaumes et des hymnes. Quel que fût le premier qui en avait eu l’idée, elle n’était pas mauvaise : car le son de ces milliers de voix élevées dans les airs était fait pour remuer l’âme du plus insensible, et ne pouvait manquer de produire un effet merveilleux sur les enthousiastes de bonne foi dans leur égarement.

On avait posté en avant du rassemblement des sentinelles pour annoncer l’arrivée du chef. Quand celles-ci se furent repliées pour passer le mot d’ordre, il circula en un moment dans toute la troupe, et il y eut alors un moment de profond et morne silence, pendant lequel les masses se tinrent si tranquilles et si immobiles, qu’on ne voyait plus, partout où pouvaient se porter les yeux, d’autre mouvement que celui des bannières flottantes. Puis tout à coup éclata un hourra terrible, puis un second, puis un autre. L’air en était ébranlé et déchiré comme par un coup de canon.

« Gashford, cria lord Georges, serrant le bras de son secrétaire tout contre le sien, et parlant avec une émotion qui se trahissait également par l’altération de sa voix et de ses traits, je sens maintenant que je suis prédestiné ; je le vois, je le sais. Je suis le chef d’une armée. Ils me sommeraient en ce moment, d’une commune voix, de les conduire à la mort, que je le ferais ; oui ! dussé-je tomber le premier moi-même.

— En effet, c’est un fier et grand spectacle, dit le secrétaire ; une noble journée pour l’Angleterre et pour la grande cause du monde. Recevez, milord, l’hommage d’un humble mais dévoué serviteur….

— Qu’allez-vous faire ? lui cria son maître en le prenant par les deux mains, car il avait fait mine de s’agenouiller à ses pieds ; cher Gashford, n’allez pas me mettre hors d’état de remplir les devoirs qui m’attendent dans ce glorieux jour. » Et en disant ces mots le pauvre gentleman avait des larmes dans les yeux. « Passons à travers leurs rangs ; il nous faut trouver une place dans quelque division pour notre nouvelle recrue. Donnez-moi la main. »

Gashford glissa sa froide, son insidieuse main, dans l’étreinte fanatique de son maître, et alors, la main dans la main, toujours suivis de Barnabé et de sa mère, ils se mêlèrent à la foule.