Page:Dickens - Bleak-House, tome 2.djvu/85

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de Chesney-Wold, regardant les arbres se voiler d’ombre, et suivant des yeux le vol des chauves-souris qui m’effleuraient presque de leur aile, je fus pour la première fois attirée vers le château et je suivis machinalement le sentier qui conduisait de ce côté.

Je n’osai pas m’arrêter et lever la tête pour regarder la façade ; mais je passai devant le parterre aux plates-bandes remplies de fleurs, au gazon de velours, aux larges allées soigneusement entretenues ; je vis combien la pluie, le soleil et les siècles avaient marqué leur empreinte sur les vieilles balustrades et les vastes perrons que le lierre et la mousse recouvraient de leur manteau, et j’entendis le murmure de la fontaine. Puis, l’allée que je suivais tourna tout à coup pour côtoyer de longues rangées de sombres fenêtres entremêlées de tourelles et de portails de forme étrange, hérissées de monstres de pierre montrant les dents au-dessus des écussons qu’ils tenaient dans leurs griffes ; l’allée s’enfonçait sous l’un de ces porches, traversait une cour de service, où je crus entendre des voix sourdes et râlantes, peut-être le bruit du vent dans les masses de lierre qui couvraient la muraille, peut-être la plainte étouffée de la girouette, ou l’aboiement des chiens ; l’allée tournait encore ; je sentis le parfum des tilleuls dont j’entendais bruire le feuillage ; au-dessus de ma tête se trouvait le promenoir du revenant ; l’une des chambres qui donnaient sur la terrasse était éclairée, probablement celle de ma mère. Le chemin que je suivais était pavé en cet endroit, et mes pas, qui ne faisaient aucun bruit sur la pierre où je marchais, éveillaient un écho sur les dalles du promenoir. Je passai rapidement ; la fenêtre éclairée était déjà derrière moi quand cet écho de mes pas me fit songer à l’effrayante vérité de la légende ; n’étais-je pas celle qui devait répandre le deuil dans cette noble maison, et ne venais-je pas avertir la famille du malheur dont elle était menacée ? Presque folle de terreur et cherchant à me fuir moi-même, je repris, en courant, le chemin que j’avais suivi et ne m’arrêtai qu’après avoir franchi la grille extérieure, laissant derrière moi la masse funèbre que formait le parc dans l’ombre.

Ce n’est qu’après m’être retrouvée dans ma chambre et y avoir souffert de nouveau mille tortures, que je commençai à comprendre combien il y avait d’injustice et d’ingratitude dans ma douleur. J’avais trouvé, en rentrant, une lettre d’Éva, qui arrivait le lendemain ; et chaque ligne de cette lettre exprimait tant de joie de me revoir, qu’il aurait fallu que je fusse de marbre pour ne pas en être touchée. Une lettre de mon tuteur était