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BLEAK-HOUSE

vrant de mes baisers, je la remerciais de toutes ses bontés, et je la suppliais de me pardonner et de me bénir, tout au moins de faire un geste, un signe qui témoignât qu’elle m’avait entendue ; mais son visage demeura impassible et conserva jusqu’à la fin cet air rigide et courroucé, que la mort elle-même ne sut pas adoucir.

Le lendemain des funérailles de ma pauvre marraine, ayant été appelée par mistress Rachaël, je retrouvai au salon le gentleman à l’habit noir et à la cravate blanche, assis à la place où je l’avais vu deux ans auparavant, dans la même attitude et comme si jamais il ne l’avait quittée. « Mon nom est Kenge, me dit-il ; peut-être vous en souvenez-vous, mon enfant, Kenge et Carboy, de Lincoln-inn. » Je répondis que je me rappelais fort bien l’avoir vu chez ma marraine.

« Asseyez-vous près de moi, reprit-il, et ne vous désolez pas, ce qui ne servirait à rien. Je n’ai pas besoin de vous rappeler, mistress Rachaël, à vous qui connaissiez les affaires de miss Barbary, que sa fortune s’éteint avec elle, et que cette jeune fille, maintenant que sa tante est morte….

— Ma tante, monsieur ?

— Il est complètement inutile de prolonger un subterfuge qui n’a plus aucun objet, dit M. Kenge ; tante de fait, sinon de droit. Ne pleurez pas comme ça, chère enfant. Mistress Rachaël, notre jeune amie, a, je n’en doute pas, entendu parler de…. l’affaire Jarndyce contre Jarndyce ?

— Jamais, répondit mistress Rachaël.

— Est-il possible, poursuivit M. Kenge, relevant ses lunettes, que notre jeune amie… je vous supplie de n’être pas si chagrine…. n’ait jamais entendu parler de Jarndyce contre Jarndyce.

— Je fis un signe de tête négatif, cherchant en moi-même ce que cela pouvait signifier.

— Ne pas savoir un mot de ce procès ! continua M. Kenge en me regardant par-dessus ses lunettes, dont il caressait l’étui rouge avec sollicitude ; ne pas connaître l’une des plus grandes causes qui aient jamais été plaidées ; Jarndyce contre Jarndyce ! véritable monument de pratique judiciaire, dans lequel se trouvent représentées maintes et maintes fois toutes les difficultés, contingences, suppositions et fictions, formalités et formes de procédure connues à la haute cour. Un procès qui ne peut se rencontrer que dans un pays puissant et libre, et qui ne pourrait exister ailleurs ! Quand je vous dirais qu’aujourd’hui, mistress Rachaël, l’ensemble des frais se monte à la somme de 1 750 000 fr. ! »