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BLEAK-HOUSE

eux-mêmes, ajoutaient à l’idée qu’il faisait naître en moi d’un jeune homme romanesque, déchu par quelque cause inconnue, et vieilli avant l’âge, sans avoir suivi la route commune à travers les années, l’expérience et les soucis.

Il avait étudié la médecine dans sa jeunesse, et avait été placé chez un prince allemand en qualité de médecin ; mais comme il n’avait jamais rien su des poids et mesures, si ce n’est qu’il n’y avait rien de plus antipathique à son caractère, il avait toujours été incapable de prescrire la dose nécessaire des médicaments qu’il indiquait. Ne pouvant en outre s’astreindre à la pratique d’une science qui exigeait une précision de détails pour laquelle, disait-il, sa tête n’était pas faite, il avait trouvé fort naturel et fort juste que le prince eût rompu leur engagement.

C’est alors que n’ayant plus pour vivre que son cœur, et plus rien à faire que d’aimer, il s’était vivement épris d’une jeune fille qu’il avait épousée, et suivant son expression « s’était entouré de chérubins aux joues roses. » M. Jarndyce et plusieurs de ses amis avaient essayé maintes fois de lui ouvrir une carrière ; mais que peut faire en ce monde un homme qui ne sait pas compter et n’a jamais pu avoir une idée précise ni du temps ni de l’argent ? pas de rendez-vous possible, de terme à fixer, ni d’engagement à prendre ; d’entreprise à tenter, ou de mission à remplir ; il avait donc mené la vie tout bonnement sans rien voir aux affaires d’ici-bas. Il aimait passionnément à lire, à dessiner et à chanter ; passionnément la nature et passionnément l’art. Tout ce qu’il demandait à la société, c’était de le laisser vivre, et c’était bien peu de chose ; qu’il eût des journaux, de la musique, une aimable causerie, un beau site, une côtelette, du café, des fruits dans la saison, quelques feuilles de Bristol et un peu de vin de Bordeaux, il n’en demandait pas davantage. Il n’était qu’un enfant, mais il n’exigeait pas qu’on lui donnât la lune.

« Vivez en paix chacun comme vous l’entendez, disait-il aux autres ; portez l’habit bleu ou l’habit rouge[1], prenez le surplis ou le tablier ; mettez-vous la plume derrière l’oreille ; courez après la gloire, la fortune ou la sainteté ; faites ce qui vous plaira ; mais laissez vivre Skimpole à sa guise. »

Il nous disait tout cela, non-seulement avec un brio sans pareil, mais surtout avec une franchise et une candeur singulières ; parlant de lui-même comme d’un étranger dont il connaissait les

  1. Uniforme de la marine et de l’armée en Angleterre.
    (Note du traducteur.)