Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/262

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toujours absorbée dans le spectacle de ces ondes mugissantes, je ne pouvais réprimer en moi une secrète épouvante.

Je crois qu’elle se parlait à elle-même. Je la vis ôter son châle et s’envelopper les mains dedans avec l’agitation nerveuse d’une somnambule. Jamais je n’oublierai que, dans toute sa personne, il y avait un trouble sauvage qui me tint dans une transe mortelle de la voir s’engloutir a mes yeux, jusqu’au moment où enfin je sentis que je tenais son bras serré dans ma main.

Au même instant, je criai : « Marthe ! » Elle poussa un cri d’effroi, et chercha à m’échapper ; seul, je n’aurais pas eu la force de la retenir, mais un bras plus vigoureux que le mien la saisit ; et quand elle leva les yeux, et qu’elle vit qui c’était, elle ne fit plus qu’un seul effort pour se dégager, avant de tomber à nos pieds. Nous la transportâmes hors de l’eau, dans un endroit où il y avait quelques grosses pierres, et nous la fîmes asseoir ; elle ne cessait de pleurer et de gémir, la tête cachée dans ses mains.

« Oh ! la rivière ! répétait-elle avec angoisse. Oh ! la rivière !

— Chut ! Chut ! lui dis-je. Calmez-vous. »

Mais elle répétait toujours les mêmes paroles, et s’écriait avec rage : « Oh ! la rivière ! »

« Elle me ressemble ! disait-elle ; je lui appartiens. C’est la seule compagnie digne de moi maintenant. Comme moi, elle descend d’un lieu champêtre et paisible, où ses eaux coulaient innocentes ; à présent, elle coule, informe et troublée, au milieu des rues sombres, elle s’en va, comme ma vie, vers un immense océan sans cesse agité, et je sens bien qu’il faut que j’aille avec elle ! »

Jamais je n’ai entendu une voix ni des paroles aussi pleines de désespoir.

« Je ne peux pas y résister. Je ne peux pas m’empêcher d’y penser sans cesse. Elle me hante nuit et jour. C’est la seule chose au monde à laquelle je convienne, ou qui me convienne. Oh ! l’horrible rivière ! »

En regardant le visage de mon compagnon, je me dis alors que j’aurais deviné dans ses traits toute l’histoire de sa nièce si je ne l’avais pas sue d’avance. En voyant l’air dont il observait Marthe, sans dire un mot et sans bouger, jamais je n’ai vu ni en réalité ni en peinture, l’horreur et la compassion mêlées d’une façon plus frappante. Il tremblait comme la feuille et sa main était froide comme le marbre. Son regard m’alarma.