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Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/430

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changé. Les livres que nous lisions ensemble, Agnès et moi, étaient à la même place ; je revis, sur le même coin de la table, le pupitre où tant de fois j’avais travaillé. Tous les petits changements que les Heep avaient introduits de nouveau dans la maison, avaient été changés à leur tour. Chaque chose était dans le même état que dans ce temps de bonheur qui n’était plus.

Je me mis contre une fenêtre, je regardai les maisons de l’autre coté de la rue, me rappelant combien de fois je les avais examinées les jours de pluie, quand j’étais venu m’établir à Canterbury ; toutes les suppositions que je m’amusais à faire sur les gens qui se montraient aux fenêtres, la curiosité que je mettais à les suivre montant et descendant les escaliers, tandis que les femmes faisaient retentir les clic-clac de leurs patins sur le trottoir, et que la pluie maussade fouettait le pavé, ou débordait là-bas des égouts voisins sur la chaussée. Je me souvenais que je plaignais de tout mon cœur les piétons que je voyais arriver le soir à la brune tout trempés, et traînant la jambe avec leurs paquets sur le dos au bout d’un bâton. Tous ces souvenirs étaient encore si frais dans ma mémoire, que je sentais une odeur de terre humide, de feuilles et de ronces mouillées, jusqu’au souffle du vent qui m’avait dépité moi-même pendant mon pénible voyage.

Le bruit de la petite porte qui s’ouvrait dans la boiserie me fit tressaillir, je me retournai. Son beau et calme regard rencontra le mien. Elle s’arrêta et mit sa main sur son cœur ; je la saisis dans mes bras.

« Agnès ! mon amie ! j’ai eu tort d’arriver ainsi à l’improviste.

— Non, non ! Je suis si contente de vous voir, Trotwood !

— Chère Agnès, c’est moi qui suis heureux de vous retrouver encore ! »

Je la pressai sur mon cœur, et pendant un moment nous gardâmes tous deux le silence. Puis nous nous assîmes à côté l’un de l’autre, et je vis sur ce visage angélique l’expression de joie et d’affection dont je rêvais, le jour et la nuit, depuis des années.

Elle était si naïve, elle était si belle, elle était si bonne, je lui devais tant, je l’aimais tant, que je ne pouvais exprimer ce que je sentais. J’essayai de la bénir, j’essayai de la remercier, j’essayai de lui dire (comme je l’avais souvent fait dans mes lettres) toute l’influence qu’elle avait sur moi, mais non : mes efforts étaient vains. Ma joie et mon amour restaient muets.