Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/202

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aborderons autre part, mon garçon, si nous vivons, vous et moi ; et, en disant cela, le capitaine levait son croc.

— Vous n’en serez pas le bon marchand, mon vieux, si vous venez me chercher, répondit le gérant toujours avec la même allure dégagée ; car vous pouvez compter, je vous en avertis, que je vous démasquerai, vous et vos manœuvres. Je ne veux pas me faire plus moral qu’un autre, mon bon capitaine ; mais tant que j’aurai des yeux et des oreilles, je ne permettrai pas qu’on abuse de la confiance de la maison et qu’on y trompe qui que ce soit. Bonjour, » dit M. Carker en secouant la tête.

Le capitaine Cuttle sortit du bureau en regardant fixement M. Carker, qui le lui rendait bien. Il laissa notre gérant debout, les jambes écartées devant le feu, toujours aussi calme, aussi souriant ; on eût dit qu’il se sentait la conscience aussi nette que sa blanche chemise, aussi fraîche que son menton tout frais rasé.

Le capitaine, en passant par le bureau d’entrée, jeta un regard sur le pupitre autrefois occupé par le pauvre Walter, et maintenant possédé par un autre jeune homme. Ce jeune homme avait la physionomie aussi ouverte et aussi rayonnante que celle du jeune Walter le jour où ils débouchèrent la fameuse avant-dernière bouteille de vieux madère dans la petite salle à manger. Cette ressemblance fortuite fit beaucoup de bien au capitaine ; il se sentit soulagé d’un poids énorme qui lui pesait sur le cœur : des larmes mouillèrent ses yeux.

De retour à la maison du petit Aspirant de marine, il alla s’asseoir dans un coin de la boutique. Sa douleur était si grande qu’elle l’emporta sur sa colère. Il lui semblait que cette mauvaise passion outrageait la mémoire de l’ami qu’il avait perdu, et que la pensée de la mort devait lui imposer silence. Tous les coquins et les scélérats de la terre n’étaient rien auprès de la perte d’un ami.

Ce qu’il y avait de plus clair maintenant pour le capitaine Cuttle, c’est qu’en perdant Walter il avait tout perdu. S’il se reprochait quelquefois, assez durement même, d’avoir, par sa complicité, favorisé les innocentes illusions de Walter, il pensait au moins aussi souvent à ce M. Carker, désormais perdu pour lui comme s’il était plongé au fond des mers ; à ce M. Dombey, qu’il avait aussi perdu de vue pour toujours ; aux Délices du cœur, qu’il ne devait plus revoir, et à la belle Suzon, qui était allée, du même coup, briser sa ballade en mille