Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/207

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frère repoussé par son frère, a quitté la première demeure. En la quittant, elle lui a enlevé comme son bon génie, elle a privé le maître de l’ange qui veillait sur lui. Il a cessé de l’aimer, depuis le jour où, dans son ingratitude, comme il le dit, elle l’a abandonné ; et, pour se venger, il la livre à son malheureux sort ; mais il a beau faire, il ne peut entièrement l’oublier, témoin le jardinet qu’elle aimait, encore rempli de fleurs, dans lequel il ne pose jamais le pied, mais qui reste là soigneusement entretenu au milieu des changements fastueux qu’il a faits, comme si elle l’avait quitté seulement la veille.

Henriette Carker a bien changé depuis, et sur ses beaux traits est venue tomber une ombre épaisse, plus épaisse que ne peut la faire dans sa course le temps, qui altère pourtant si vite la beauté ; cette ombre, c’est celle de l’angoisse, de la douleur, de la lutte qu’il lui faut subir contre la misère. Pourtant elle est belle encore ! Mais c’est une beauté douce, paisible, discrète, et qu’il faut deviner, car elle ne sait pas se faire valoir ; qu’importe d’ailleurs ? quand elle le saurait, elle resterait ce qu’elle est et rien de plus.

Oui, cette personne si frêle, si délicate, si souffrante, vêtue de grossiers vêtements de laine de la plus grande propreté, ne laisse deviner sur sa physionomie que les tristes vertus domestiques, ces vertus que les idées généralement reçues placent si loin au-dessous de l’héroïsme et de la grandeur, à moins qu’elles ne soient l’attribut des puissants de la terre ; car alors l’opinion les entoure d’une auréole de gloire, elle en fait des astres qu’elle place immédiatement sans façon au firmament. Oui, cette personne si frêle, si délicate, si souffrante, appuyée sur le bras de cet homme jeune encore, malgré sa figure vieillie et sa tête grise, c’est sa sœur. C’est elle qui, seule au monde, a partagé sa honte et, mettant sa main dans la sienne d’un air à la fois doux et déterminé, lui a montré l’espérance au terme de sa triste route.

« Il est de bonne heure, John, dit-elle. Pourquoi partez-vous si tôt ?

— Quelques minutes seulement plus tôt que de coutume, Henriette. Si j’ai un peu de temps à ma disposition, je désirerais, c’est une envie, mais je désirerais aller me promener une fois encore du côté de cette demeure où je lui ai dit adieu.

— John, je regrette bien de ne l’avoir pas connu.

— Vous regretteriez plus encore de l’avoir connu, ma chère ; quand on songe à son malheureux sort.