Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/215

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sise à la croisée, elle faisait courir son aiguille ; il lui semblait toujours entendre les paroles qu’il avait prononcées. C’est qu’il avait touché au secret de sa vie tout entière ; et si elle perdait de vue un moment l’apparition de l’étranger, c’était pour se plonger plus avant dans les mille souvenirs du grand événement qui faisait le fond de cette vie même. Travaillant et songeant tour à tour, tantôt se mettant à la tâche pendant un temps assez long, puis laissant tomber son ouvrage sans s’en apercevoir, entraînée qu’elle était par ses pensées, Henriette Carker vit les heures s’écouler et le jour toucher à sa fin. Le temps clair et beau le matin, s’était couvert peu à peu ; un vent froid s’élevait, la pluie tombait avec force et un brouillard épais enveloppait la ville, dont il lui dérobait la vue.

Plus d’une fois elle jeta un regard de compassion sur les pauvres voyageurs qui se rendaient à Londres. Se traînant sur la grand’route, tout épuisés de fatigue, ils regardaient avec effroi l’immense cité qu’ils avaient devant eux, comme s’ils eussent prévu que leur misère ne serait qu’une goutte perdue dans la mer, un grain de sable sur le rivage, et ils avançaient en tremblant, courbant la tête devant l’orage courroucé, car les éléments mêmes semblaient les repousser. Chaque jour, pensait-elle, combien il en passe de ces voyageurs, et toujours dans la même direction, toujours allant vers la ville ! Engloutis dans cette cité immense, où ils semblaient entraînés par une force invincible, ils n’en revenaient plus jamais ; vraie pâture des hôpitaux, des cimetières, des prisons, du fleuve, de la fièvre, de la folie, du vice et de la mort, tous allaient se faire dévorer par ce monstre qu’on entendait gronder au loin.

Le vent froid mugissait, la pluie tombait, la nuit approchait quand Henriette, levant les yeux de dessus l’ouvrage auquel elle travaillait avec ardeur, aperçut un des voyageurs s’approcher.

C’était une femme ; une femme seule et d’environ trente ans. Elle était grande et bien faite ; ses traits étaient fort beaux, mais elle était misérablement vêtue. Son manteau gris, fouetté par la pluie, était souillé de boue, de poussière, d’argile et de sable, il avait dû traîner sur bien des routes et par tous les temps. Point de chapeau sur sa tête ; un mouchoir en lambeaux protégeait seul contre la pluie sa belle chevelure noire et le vent qui soufflait avec violence, fouettant son visage des coins de son mouchoir et des mèches de ses longs cheveux, la