Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/228

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Aussitôt, de ses mains tremblantes elle s’affuble d’un vieux chapeau, plie un châle tout déchiré sur ses épaules, et cela beaucoup plus vite qu’on n’aurait pu s’y attendre de la part d’une femme que l’âge et la misère avaient rendue décrépite et hideuse. Elle avait toujours les yeux fixés avec la même avidité sur l’argent que sa fille tenait dans sa main.

« Quel est donc le bonheur qui résultera pour nous de ce mariage, mère ? vous ne me l’avez pas dit.

— Le bonheur, répondit-elle en s’arrangeant à la hâte, d’y voir, au lieu de l’amour, l’orgueil et la haine ; le bonheur de voir le trouble et la discorde au milieu de ces fiers personnages, le bonheur d’y voir le péril, le péril, Alice.

— Quel péril ?

— J’ai vu ce que j’ai vu, je sais ce que je sais, dit la mère en ricanant : on n’a qu’à se bien tenir et à veiller au grain. Ma fille pourrait bien avoir des camarades. »

Puis voyant sa fille qui la regardait d’un air tout étonné serrer involontairement l’argent dans sa main, elle se dépêcha de s’en saisir et ajouta d’un ton précipité :

« Allons ! je vais aller acheter quelque chose. »

Pendant qu’elle tendait la main à sa fille, celle-ci regardant encore une fois son argent le porta à ses lèvres avant de s’en séparer.

« Eh bien ! Alice, vous l’embrassez, dit la vieille en ricanant, c’est comme moi, j’en fais souvent autant. Oh ! l’argent, c’est si bon ! »

Et elle serrait avec amour sous son menton ridé son unique sou, couvert de vert-de-gris, qu’elle tenait dans la main.

« Ah ! oui, c’est bien bon l’argent ; malheureusement il n’y en a pas des masses.

— Si je l’ai embrassé, mère, c’est en souvenir de la personne, qui me l’a donné, car c’est la première fois que cela m’arrive.

— La personne qui vous l’a donné ? ma chérie, répliqua la vieille, dont les yeux ternes brillèrent d’un vif éclat quand elle se saisit de l’argent. Eh bien ! moi, je l’embrasserai aussi pour la personne qui l’a donné, quand elle en donnera davantage. Mais il faut que je me dépêche, ma chérie, je vais revenir bientôt.

— Il me semble, d’après ce que vous disiez tout à l’heure, que vous savez beaucoup de choses, ma mère, dit la fille en l’accompagnant de ses regards jusqu’à la porte. Vous êtes devenue bien savante depuis que nous nous sommes quittées.