Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/183

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Je désirerais donc vous voir quitter votre commerce pour vous installer au Bower, dont vous auriez la garde. C’est un joli endroit ; et un homme, qui, en surplus du logement, y aurait le feu, la chandelle et une livre par semaine, y vivrait à gogo.

— Cet homme devra-t-il (nous disons cet homme pour faciliter la discussion), reprit Wegg en souriant avec malice, devra-t-il comprendre dans sa nouvelle charge les fonctions dont il s’acquittait précédemment, ou ces dernières seront-elles regardées comme extra ? Supposons, par exemple, que cet homme se soit engagé à faire la lecture ; disons même, pour faciliter la discussion, que cette lecture devait être faite le soir, la paye que cet homme recevait en qualité de lecteur s’ajoutera-t-elle au chiffre du gogo, ou bien y sera-t-elle confondue ?

— Elle doit s’y ajouter, répondit Boffin.

— Vous avez raison ; c’est ainsi que je le comprends. »

L’aigrefin quitta sa chaise, se mit en équilibre sur son pilon, étendit la main, et l’agita sur sa proie.

« Mister Boffin, dit-il, la chose est faite ; pas un mot de plus. J’abandonne le commerce ; j’y renonce à tout jamais. Je ne conserve que les ballades pour mes études personnelles, avec l’intention de rendre la poésie tributaire (il fut si heureux d’avoir trouvé ce mot, qu’il le répéta avec une majuscule), Tributaire de l’amitié. Ne vous inquiétez pas, mister Boffin, de la douleur que j’éprouve à me séparer de ma boutique. Mon père eut à supporter le même coup, lorsque, par l’effet de son mérite, il passa de l’état de marinier, qui était le sien, à un emploi du gouvernement. Il s’appelait Thomas de son nom de baptême, et je me souviens de ses paroles comme si c’était hier. Je n’étais qu’un enfant ; mais l’impression fut si vive, que je me les rappelle encore.

Adieu donc, ô ma barque bien faite !
Adieu mes avirons, ma plaque et ma jaquette.
Jamais, au grand jamais, ô Chelsea Ferry,
Votre pauvre Thomas ne ramera de sa vie.

Mon père a triomphé de son chagrin ; et je ferai comme lui, mister Boffin. »

Tout en se livrant à ces adieux poétiques, Silas Wegg, gesticulant toujours, enlevait sa main à Boffin chaque fois que ce dernier s’efforçait de la saisir. Tout à coup il la jeta au brave homme, qui, la recueillant au vol, se sentit la conscience déchargée d’un grand poids.

Maintenant que ses affaires étaient arrangées, et qu’elles