Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/263

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vers le jeune homme ; vous allez en avoir la preuve : donnez-moi votre nez. »

Fledgeby se couvrit la figure, et dit en reculant : « Je vous en prie ! ne le faites pas.

— Votre nez, monsieur ! » répéta l’autre.

Le nez toujours couvert, Fledgeby réitéra sa supplique en nasillant.

« Ce drôle ! reprit Alfred qui fit saillir sa poitrine, ce drôle ! Il s’autorise de ce que je l’ai choisi entre tous pour le faire profiter d’une bonne occasion ; il se prévaut de ce que j’ai dans le coin de mon pupitre, un sale billet où il reconnaît me devoir une misérable somme, payable après un certain événement, qui ne peut s’accomplir que par mon entremise et celle de ma femme ; il s’en autorise pour être impertinent envers un homme comme moi ! Votre nez, monsieur !

— Non ; arrêtez ! je vous demande pardon, s’écria Fledgeby.

— Que dites-vous, monsieur, reprit Lammle, feignant une colère qui ne lui permettait pas d’entendre.

— Je vous demande pardon, répéta Fledgeby.

— Parlez plus haut, monsieur. La juste indignation du gentleman outragé me fait bouillir le sang dans la tête ; et je ne vous entends pas.

— Je vous demande pardon, expliqua laborieusement Fledgeby.

— En homme d’honneur, répondit mister Lammle après une pause, et en se jetant sur une chaise, en homme d’honneur, je m’avoue désarmé. »

Fledgeby s’assit également, bien que d’une façon moins bruyante, et découvrit son nez peu à peu. Toutefois, après le rôle délicat et personnel, pour ne pas dire public, que venait de jouer cet organe, Fascination n’osa pas le moucher immédiatement. Ce ne fut que plus tard qu’il surmonta ses scrupules, et prit modestement cette liberté, avec excuse sous-entendue.

« Lammle, dit-il d’un air bas et rampant, lorsque la chose fut terminée, j’espère que nous revoilà bons amis.

— N’en parlons plus, répondit Alfred.

— J’ai été trop loin, continua Fascination ; je me suis rendu désagréable ; mais je ne voulais pas vous blesser.

— N’en parlons plus, répéta mister Lammle d’un air magnanime. Donnez-moi — Fledgeby frissonna. — Donnez-moi votre main. » Les mains se pressèrent, à la grande joie des deux amis ; car Alfred n’était pas moins lâche que l’autre ; il avait été bien près de demander grâce, quand la frayeur qu’il aperçut dans les yeux de Fascination, lui rendit fort à propos le courage de changer de rôle.