Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/306

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a été horriblement négligée depuis mon départ. » Rumty abandonna sa tête à la jolie coiffeuse, qui, tout en causant, lui séparait les cheveux. Elle prenait une mèche tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et par un curieux procédé, la tortillait sur ses deux index qu’elle retirait tout à coup en sens contraire, sans s’inquiéter des mouvements du chérubin, qui à chaque fois tressaillait et fermait les yeux.

« Oui, Pa, il me faut de l’argent, reprit-elle ; c’est une chose entendue, et comme je ne peux pas en demander, en emprunter, ou en voler, il faut absolument que j’en épouse.

— Bella ! dit son père d’un ton de reproche, en levant les yeux vers elle, autant que le permettait la position où il était maintenu.

— Pas moyen de faire autrement ; et je cherche sans cesse une fortune à captiver.

— Bella ! ma chère !

— C’est comme je vous le dis, Pa. Si jamais spéculateur a été absorbé par l’idée fixe de s’enrichir, c’est bien moi. La chose est ignoble, je le confesse ; mais que voulez-vous ? Je trouve affreux d’être pauvre, je ne veux pas l’être ; et pour cela il faut épouser de la fortune. Vous voilà frisé à ravir, Pa ; le garçon, qui apportera la carte, va en être étonné.

— Mais, ma chère, à ton âge ! c’est alarmant.

— Je vous le disais bien, reprit-elle avec une gravité plaisante ; vous ne vouliez pas me croire. N’est-ce pas odieux ?

— Assurément, si c’était vrai ; mais tu ne le penses pas, Bella.

— Quand je vous dis que je ne songe pas à autre chose. Me parlerez-vous d’amour ? fit-elle avec mépris, bien qu’à voir sa taille et son visage rien n’eût été plus naturel. Autant me parler de chimères ; oui, Pa ; mais pauvreté et richesse, voilà qui est réel.

— Cela fait trembler, commença Rumty.

— Dites-moi, Pa : avez-vous épousé de la fortune ?

— Non, chère enfant ; tu le sais bien. »

Elle fredonna la marche funèbre, et dit, qu’après tout, cela ne faisait pas grand’chose. Puis voyant qu’il avait l’air triste, elle le prit par le cou, et l’embrassa de manière à lui rendre sa gaîté. « Ne faites pas attention, Pa, cette dernière phrase était une plaisanterie. Rappelez-vous seulement que vous ne devez pas me trahir. De mon côté je ne vous dénoncerai pas ; mieux que cela, je vous dirai tout ; quelles que soient les choses qui pourront se tramer, je vous en ferai la confidence, je vous le promets. »

Obligé de se contenter de ces paroles, R. Wilfer sonna, et paya la carte. Lorsque le garçon fut parti Bella s’empara de la bourse,