Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/50

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Jamais je ne marchande, monsieur Boffin.

— J’en étais sûr, cria celui-ci avec admiration.

— Non, monsieur, jamais je n’ai marchandé, et je ne le ferai jamais. Je vous dirai donc franc et net : mettez le double, et l’affaire est conclue. »

Nick Boffin parut surpris de la conclusion ; cependant il répondit :

« Vous connaissez mieux que moi la valeur de ces choses-là. »

Puis donnant à Silas une nouvelle poignée de main, il lui demanda s’il pouvait venir le soir même.

« Je n’y vois pas de difficulté, répliqua l’étalagiste avec autant d’indifférence que le bonhomme témoignait d’empressement. Vous avez l’objet indispensable, je veux dire un livre, monsieur ?

— Acheté à une vente, dit Boffin ; huit volumes, couverture rouge et or, ruban bleu dans chacun pour marquer où l’on s’arrête. Vous connaissez ce livre-là ?

— Quel est son nom ? demanda Wegg.

— Je croyais, répondit l’autre un peu désappointé, que vous l’auriez reconnu tout de suite. Il s’appelle Décadence et chute de l’empire prussien. »

C’était avec précaution et lenteur que Boffin avait marché sur ce titre épineux.

« Parfait ! dit Silas d’un air capable.

— Vous le connaissez ?

— Il y a longtemps que je ne l’ai parcouru ; j’avais autre chose à faire, répondit Wegg ; mais Décadence et chute de l’empire prussien ! je n’étais pas plus haut que votre canne, monsieur, que c’était pour moi une vieille connaissance. Depuis lors, mon pauvre frère a quitté sa famille pour entrer dans l’armée, comme le dit la ballade qui fut composée à cette occasion :


Près de la porte du collége,
Mister Boffin,
Une jeune fille déployait
Son écharpe d’un blanc de neige,
Mister Boffin,
Qu’agitée par la brise, de loin mon frère aîné voyait.
Pour lui, elle offrait une prière,
Mister Boffin ;
Une prière que lui n’entendait pas ;
Et s’arrêtant, mon pauvre frère,
Mister Boffin,
Appuyé sur son sabre, essuya
Les pleurs qui mouillaient sa paupière