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  l’ami commun. 51

Très-ému de cette petite scène de famille et de la promptitude que Wegg avait mise à lui forger cette poésie, le bonhomme serra la main du ligneux compère, et lui demanda son heure ; ce fut pour huit heures du soir.

« L’endroit que j’habite s’appelle Boffin’s Bower (le séjour de Boffin). C’est ma femme qui l’a nommé comme cela depuis que la maison est à nous. Lorsque vous aurez fait un mille, un mille et quart sur Maiden-lane, si vous ne trouvez personne à qui ce nom-là soit connu, vous demanderez la Prison d’Harmonie ; tout le monde vous l’indiquera. Je vous attendrai avec joie, Silas, ajouta Boffin en lui frappant sur l’épaule. Je n’aurai ni repos ni patience jusqu’à ce que vous arriviez. Songez donc ! dit-il avec enthousiasme, l’imprimé qui n’aura plus de mystère ! Ce soir, un littérateur à jambe de bois, — il jeta un regard d’admiration sur cet ornement, — viendra m’ouvrir une nouvelle existence ! Votre main encore, Wegg. B’jour, b’jour, b’jour ! »

Resté seul à son étal, mister Wegg rentra derrière son paravent ; il tira de sa poche un petit mouchoir décrassé à regret, et se tint par le nez d’un air rêveur. Toujours saisi par cet organe, il suivit du regard mister Boffin, qui descendait la rue. Une profonde gravité siégeait sur la figure du commissionnaire ; car s’il trouvait que le bonhomme était d’une simplicité rare, s’il pensait en même temps que l’affaire était bonne, et pouvait produire des bénéfices incalculables, il n’admettait pas que son nouvel emploi fût en dehors de ses moyens, ou présentât le plus léger ridicule. Mister Wegg aurait même cherché querelle à celui qui aurait contesté sa profonde connaissance desdits volumes sur la chute de l’empire prussien. S’il était d’une gravité insolite, prodigieuse, incommensurable, ce n’était donc pas qu’il doutât de son savoir ; mais parce qu’il sentait nécessaire d’inculquer aux autres la foi qu’il avait en son propre mérite. Sous ce rapport, il appartenait à la nombreuse catégorie de ces imposteurs qui ne sont pas moins résolus à garder les apparences envers eux-mêmes que vis-à-vis de leurs voisins.

En même temps une certaine fierté s’emparait de Silas Wegg : le sentiment d’un être appelé aux fonctions de dévoileur de mystères, et qui a conscience de sa supériorité. Ce ne fut pas toutefois à la grandeur, mais à la petitesse commerciale que le porta ce nouveau sentiment ; car s’il avait été possible à l’étroite mesure de contenir un peu moins de noix, ce phénomène se serait produit le jour même. Enfin, la nuit arriva, et lorsque de ses yeux voilés elle contempla mister Wegg arpentant le chemin qui conduisait chez Boffin, elle put le voir dans toute la joie du triomphe.