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Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/10

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L’AMI COMMUN

air tout ébaubi). Dans mon temps il n’y avait pas de jeune fille plus leste que moi ; j’ai été une femme active ; et je fais encore mes vingt milles quand il le faut, comme je l’ai dit à votre bonne dame, la première fois que je l’ai vue. Marcher me vaudra mieux que de rester là. Je suis habile tricoteuse, je sais faire bien des petites choses. Une vingtaine de schellings que me prêterait votre bonne dame pour m’acheter un petit assortiment, dont je garnirais un panier, seraient pour moi une fortune. J’irais dans la campagne vendre mes petites marchandises ; cela m’empêcherait de m’engourdir, je n’en serais que mieux, et je gagnerais mon pain moi-même ; je n’en demande pas davantage.

— C’est là votre projet ? dit Rokesmith.

— Donnez-m’en un autre, mon chéri ; un autre qui soit meilleur. Je sais très-bien que votre excellente dame m’établirait comme une reine pour le reste de mes jours, si la chose me convenait. Mais c’est impossible ; je n’ai jamais reçu l’aumône, ni personne de ma famille ; ce serait me renier moi-même, renier les enfants que j’ai perdus, et les enfants de leurs enfants que de me contredire aujourd’hui.

— Cependant, insinua Rokesmith, il pourra venir un moment où des secours vous seront indispensables, et il sera tout simple que vous les acceptiez.

— J’espère que ça n’arrivera jamais. Ce n’est pas que je veuille être ingrate ou orgueilleuse, dit-elle d’un air modeste ; mais je voudrais me suffire jusqu’à la fin.

— D’ailleurs ajouta le secrétaire, Salop fera pour vous ce que vous avez fait pour lui.

— Vous pouvez en être sûr, répondit-elle gaiement. Il ne refuserait pas de s’y engager, bien que la charge puisse lui arriver d’un jour à l’autre, car me voilà vieille ; mais Dieu merci ! j’ai de la force ; et le mauvais temps ne m’effraye pas plus que la marche. Ayez la bonté de parler pour moi à votre Monsieur et à votre dame, et de leur dire ce que j’attends de leur obligeance ; vous leur expliquerez pourquoi. »

Le secrétaire pensa qu’il n’y avait pas à contrarier cette vieille femme héroïque. Il alla donc trouver missis Boffin, et lui recommanda de laisser faire à Betty ce qu’elle voudrait, au moins pendant quelque temps. « Il vous serait bien plus doux, je le sais, dit-il, de pourvoir à ses besoins ; mais il faut respecter cette nature indépendante. »

Missis Boffin le comprenait à merveille, son mari également ; leur conscience et leur honneur étaient sortis sans tache du balayage ; et ce n’étaient pas eux qui pouvaient manquer au respect dû à cette volonté honorable.