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L’AMI COMMUN.

la mort sont sujets au délire ; puis les vieillards de bas étage, usés par la misère, ont la malice de raisonner aussi mal qu’ils vivent ; ils apprécieraient sans doute la loi des pauvres d’une manière plus judicieuse s’ils avaient un revenu de dix mille livres.

Ainsi donc, cherchant les lieux écartés, et fuyant l’approche de l’homme, cette vieille femme embarrassante se traîna jusqu’au soir. Elle ressemblait si peu aux vagabonds qui fuient d’ordinaire les chemins frayés, qu’à mesure que le jour déclinait son regard devenait plus brillant, et son cœur battait plus vite, comme si elle eût dit avec allégresse : « Le Seigneur me l’épargnera. »

Les mains entrevues dans son rêve, et qui la dirigeaient dans sa fuite ; les voix, depuis longtemps silencieuses, et qui semblaient lui parler ; les enfants qu’elle croyait tenir dans ses bras, le nombre de fois qu’elle ajusta son châle pour mieux les couvrir ; les formes variées que prenaient les arbres, transformés en tourelles, en toitures, en clochers ; les cavaliers furieux qui la poursuivaient en criant : « La voilà ! arrêtez ! arrêtez ! » et qui s’évanouissaient au moment de la saisir… que tout cela reste dans l’oubli.

Se traînant et se cachant, pauvre innocente ! comme si elle eût commis un crime et que tout le pays fût à sa recherche, elle épuisa le jour et gagna enfin la nuit.

« Des prés au bord de l’eau, » avait-elle murmuré plusieurs fois, lorsque, relevant la tête, elle avait remarqué l’endroit où elle était. Une grande maison, percée d’une multitude de fenêtres, toutes éclairées, se dressait maintenant dans l’ombre. De la fumée sortait d’une cheminée très-haute, et le bruit d’une roue, mue par l’eau, résonnait à peu de distance. Entre la mourante et le bâtiment se déployait un canal, où se réfléchissaient les lumières, et dont les bords étaient plantés.

« Me voici à la fin du voyage, murmura la vieille Betty en joignant ses mains couvertes de rides ; j’en remercie humblement Celui qui est toute gloire et toute puissance. » Elle se glissa parmi les arbres, et alla s’asseoir au pied de l’un d’eux, à un endroit où elle apercevait, à travers les branches, la lumière des fenêtres et leur réflexion dans le canal. Elle posa sur l’herbe son petit panier, parfaitement en ordre, et s’appuya contre l’arbre qui se trouvait derrière elle. Cette position la fit souvenir du pied de la croix ; et elle recommanda son âme à Celui qui mourut crucifié. Elle eut encore la force de placer la lettre dans son corsage, de manière qu’on pût voir qu’il y avait là un papier ; et cela fait, elle perdit l’usage de ses membres.