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L’AMI COMMUN.

trière, et y prenait ce plaisir perverti qu’on éprouve quelquefois à irriter ses blessures.

Lié depuis le matin par la nécessité de se contenir, enchaîné par ses occupations routinières, dans un cercle babillard, qui ne lui laissait pas de repos, il s’échappait le soir comme un animal sauvage que rien n’a pu dompter. C’était, pendant le jour, un dédommagement à la contrainte qu’il subissait de penser à ce qu’il deviendrait le soir, à la liberté qu’il aurait alors d’être lui-même et d’épancher sa rage. Si les grands criminels disaient la vérité (ce qu’ils ne font pas, étant de grands criminels), bien peu d’entre eux parleraient des efforts qu’ils ont tentés pour échapper au crime. C’est afin d’y arriver qu’ils combattent ; ils luttent contre les vagues pour gagner la rive sanglante, non pour s’en éloigner.

Cet homme comprenait parfaitement qu’il haïssait Eugène de toutes les forces les plus vives, les plus mauvaises qu’il avait en lui ; et que s’il venait à le surprendre allant chez Elle, ce qu’il ferait alors ne le servirait pas dans le cœur de miss Hexam. Tous ses efforts tendaient à exaspérer sa haine ; il se montrait son rival près de Lizzie ; il le voyait aimé, attendu, accueilli dans la retraite où il savait parfaitement ce qui arriverait le jour où il ferait cette découverte. Nous accordons, toutefois, qu’il n’avait pas cru nécessaire de formuler cette vérité, pas plus qu’il n’éprouvait le besoin de se dire qu’il existait.

Il savait qu’en se faisant le jouet nocturne de l’insolence de Wrayburn il augmentait sa fureur, qu’en accumulant les provocations il s’excusait à ses propres yeux. Sachant tout cela, et content d’avancer, endurant un supplice inouï, et persévérant malgré ses tortures, pouvait-il, au fond de son âme ténébreuse, douter du but vers lequel il marchait ?

Harassé et furieux, il demeura devant la porte du Temple qui venait de se refermer sur les deux gentlemen, se demandant s’il devait retourner chez lui, ou rester aux aguets. Persuadé que Wrayburn connaissait la retraite de miss Hexam, si toutefois ce n’était pas lui qui avait fait disparaître cette dernière, il se croyait sûr d’arriver à ses fins en s’attachant aux pas d’Eugène avec cette persévérance obstinée qui l’avait fait réussir dans ses études. Homme aux passions violentes, à l’intelligence paresseuse, il avait souvent eu recours à cette opiniâtreté qui l’avait bien servi, et qu’il appelait de nouveau à son aide.

Tandis qu’appuyé contre le mur, dans l’enfoncement d’une porte, il regardait l’entrée du Temple, un soupçon lui traversa l’esprit : Elle pouvait être chez Wrayburn ; cela expliquait les promenades sans but d’Eugène. Au fond ce n’était pas impos-