Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/160

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
156
L’AMI COMMUN.

l’œil égaré, les cheveux épars, la haine, la jalousie, la colère peintes sur le visage ; exaspéré par la certitude qu’il laissait voir son martyre, et que cette vue faisait la joie de son rival, l’infortuné les suivait dans l’ombre : tête effrayante qui semblait flotter dans l’air, tant la force de son expression éclipsait le reste du corps.

Mortimer n’était pas d’une sensibilité bien grande ; mais cette figure l’avait singulièrement ému. Il en parla à plusieurs reprises pendant la fin de la course, et en reparla plusieurs fois quand ils furent rentrés.

Eugène était couché depuis deux heures lorsqu’il fut à demi réveillé par un bruit de pas qui venait de la chambre voisine ; il s’éveilla tout à fait en voyant Lightwood à côté de son lit.

« Rien de fâcheux, Mortimer ?

— Non.

— Quelle idée, alors, de te promener à pareille heure ?

— Il m’est impossible de dormir.

— Tiens ! et pourquoi ?

— Je vois toujours cette figure ; je ne peux pas me l’ôter des yeux.

— C’est étonnant comme cela m’est facile, » dit Eugène en riant. Il se retourna et se rendormit.


XI

DANS LES TÉNÈBRES


Pendant qu’Eugène se rendormait avec tant de facilité, il n’y avait de sommeil ni pour Bradley Headstone, ni pour la petite miss Peecher. Bradley se consuma jusqu’au jour à hanter l’endroit où rêvait son insouciant rival ; et miss Peecher s’exténua à prêter l’oreille au retour de Bradley, pressentant qu’il y avait un grand trouble chez le maître de son cœur. Un grand trouble en effet, beaucoup plus grand que le petit coffre aux pensées de miss Peecher, d’un arrangement si simple et n’ayant pas de coin ténébreux, n’aurait pu en contenir ; car le trouble de cet homme était celui qui pousse au meurtre. Oui, au meurtre, et cet homme le savait ; bien plus, il excitait cette disposition meur-