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L’AMI COMMUN.

« Peut-être, dit Fledgeby, vous en coûterait-il de m’exposer votre affaire ; un gentleman comme vous…

— Ce n’est pas cela, monsieur, dit Twemlow, croyez-le bien je sais faire la distinction entre un juste et un faux orgueil.

— Moi, dit Fledgeby, je n’en ai d’aucune sorte ; peut-être n’ai-je pas l’esprit assez subtil pour distinguer l’un de l’autre ; mais je sais que dans l’endroit où nous sommes les gens d’affaires, eux mêmes, doivent se tenir sur leurs gardes ; et si je pouvais vous être utile, je ne demanderais pas mieux.

— Vous êtes trop bon, monsieur ; vraiment il me serait impossible…

— Je n’ai pas la vanité de croire, interrompit Fledgeby, que mon intelligence pourrait vous être utile dans un salon ; mais ici la chose est différente. Mister Riah n’est pas un homme du monde ; il y ferait triste figure.

— Assurément, » balbutia Twemlow, dont la main tremblante se dirigea vers son front.

L’excellent jeune homme le supplia d’exposer son affaire ; et l’innocent Twemlow, croyant étonner Fledgeby par ce qu’il allait lui dire, supposant que c’était là un de ces phénomènes qui ne se reproduisent que dans le cours des siècles, raconta qu’il avait eu pour ami un fonctionnaire chargé de famille ; que cet ami contraint de changer de résidence, avait eu besoin d’argent, et que lui, Twemlow, avait donné sa signature. Bref, l’ami était mort ; et chose fort ordinaire, mais incompréhensible pour l’innocent gentleman, celui-ci avait dû rendre une somme qu’il n’avait pas touchée. Acceptant néanmoins ce fait inimaginable, il était parvenu à réduire le principal à une somme insignifiante, « ayant toujours vécu, dit-il, avec la plus stricte économie, et jouissant d’un revenu borné qu’il tenait de la munificence d’un noble personnage. » Il servait les intérêts avec une exactitude rigoureuse, et avait fini par considérer cette dette, la seule qu’il eût jamais eue, comme une taxe prélevée sur chacun de ses trimestres. Il n’y pensait pas autrement, lorsque mister Riah, entre les mains duquel son billet était tombé sans qu’il pût savoir à quel propos, lui avait signifié d’en acquitter le montant, sous peine des conséquences les plus effroyables. À ces faits, d’une précision désolante, s’ajoutait le vague souvenir d’un endroit où il avait été confesser un jugement (il se rappelait cette phrase), puis d’un bureau, où sa vie était assurée au profit d’un certain individu qui n’était pas étranger au commerce du vin de Xérès, et dont-il se souvenait, en raison d’un Stradivarius et d’une madone fort précieuse que possédait ce personnage.

Telle fut la substance du récit de mister Twemlow ; récit