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L’AMI COMMUN.

première fois, dois-je comprendre que vous n’êtes pas satisfait de ma conduite dans cette affaire ?

— Très-content, répond Fledgeby.

— Cette réponse est-elle définitive, et sans aucune restriction ?

— Sans aucune.

— Fledgeby, voici ma main.

— Et si jamais, dit-il, nous apprenons qui a fait le coup nous nous en souviendrons ; c’est une chose entendue. Laissez-moi maintenant vous donner un conseil amical. J’ignore votre position pécuniaire, et ne demande pas à la connaître. Mais la rupture de cette affaire vous cause un certain préjudice ; beaucoup de gens ont des dettes ; il est possible que vous en ayez un jour. Dans tous les cas, mon ami, je vous en conjure, quoi qu’il arrive ne tombez jamais entre les mains de cet homme, qui est là dans la pièce voisine ; jamais, entendez-vous, jamais ! Ces Pubsey et Cie sont inexorables ; des usuriers, des écorcheurs ; oui, très-cher, des écorcheurs, répète Fledgeby avec un sentiment de jouissance. Ils vous dépouilleraient de la tête aux pieds, ils vous réduiraient en poudre, et y prendraient plaisir. Vous avez vu ce Riah ; évitez-le ; faites-y attention ; retenez bien mes paroles.

— Eh ! pourquoi tomberais-je entre les mains de Pubsey ? demande Alfred, qui paraît alarmé de cette adjuration affectueuse.

— C’est qu’à vous parler franchement, réplique Fledgeby d’un air candide, la manière dont ce Juif vous a regardé quand j’ai prononcé votre nom m’inquiète un peu. Ce regard m’a déplu. Je veux croire que c’est une frayeur imaginaire, l’effet d’une affection trop prompte à s’alarmer. Si vous n’avez pris aucun engagement que vous ne soyez en mesure de remplir, souscrit aucun billet qui puisse être exploité par ce Juif, c’est une erreur de ma part. Mais c’est égal, je n’aime pas la manière dont il vous a regardé. »

Sombre et pensif, le malheureux Lammle présente sur son nez palpitant des marques blanches qu’on dirait imprimées par les doigts de quelque tourmenteur infernal ; et Fledgeby, qui le regarde en grimaçant un sourire, a l’air du bourreau dont l’attouchement s’imprime sur le nez de l’autre.

« Mais il ne faut pas, dit-il, que je le fasse trop attendre ; il se vengerait sur mon malheureux ami. Et comment se porte votre aimable et charmante femme ? Sait-elle que tout est rompu ?

— Je lui ai montré le billet.

— Elle a dû en être bien surprise.

— Je crois qu’elle l’aurait été davantage s’il y avait eu chez vous moins de froideur, et que vous eussiez mené la chose plus rondement.

— Elle pense alors que c’est ma faute ?