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L’AMI COMMUN.


— Je ne permets pas, monsieur, qu’on dénature mes paroles.

— Calmez-vous, dit humblement Fledgeby ; c’est une simple question. Vous dites donc que missis Lammle ne croit pas que ce soit de ma faute ?

— Non, monsieur.

— Très-bien, répond Fascination qui est intimement persuadé du contraire. Mes compliments, je vous prie, à missis Lammle. Je vous souhaite le bonjour. »

Ils se donnent la main ; Alfred s’éloigne d’un air pensif.

Après l’avoir reconduit jusqu’au brouillard, Fledgeby revient auprès du feu ; il regarde le brasier, écarte les jambières du pantalon rose, et fléchit les genoux d’une façon méditative. « Mon cher Lammle, murmure-t-il, vous avez une paire de favoris que l’argent ne peut pas procurer, et qui m’a toujours déplu. Vos manières sont arrogantes, vos paroles injurieuses ; vous éprouvez le besoin de me tirer le nez. Vous m’avez fourré dans une spéculation qui ne devait pas réussir, et votre aimable femme prétend que c’est moi qui l’ai fait échouer. Vous me payerez tout cela. Je n’ai pas d’usage, pas d’esprit, pas de barbe au menton ; mais je vous roulerai, soyez-en sûr. »

Ayant ainsi soulagé sa grande âme, Fledgeby rapproche les jambières du pantalon rose, se raffermit sur ses genoux, et rappelle le Juif, qui est toujours dans la pièce voisine. À la vue du vieillard, dont la douceur forme un prodigieux contraste avec le caractère qu’il lui prête, Fascination trouve la chose si plaisante, qu’il s’écrie en se remettant à rire : « Oh ! la bonne farce ! la bonne farce ! sur mon âme il n’y en a jamais eu de pareille. Enfin ayant ri tout son content, il reprend son sérieux. Voyons, dit-il, vous m’achèterez tous les lots que je vais pointer : celui-ci, celui-ci, celui-ci, et celui-ci. Je parie deux pence qu’avec cela vous pressurerez les chrétiens en vrai Juif que vous êtes. Puis vous allez me dire que vous avez besoin d’argent, bien que vous ayez des capitaux quelque part ; si l’on pouvait seulement savoir à quel endroit ! mais vous vous laisseriez mettre sur le gril, avec sel et poivre, avant d’en convenir. Enfin puisqu’il le faut je vais vous donner un chèque. »

Il ouvre un tiroir, y prend une clef ; ouvre un autre tiroir, prend une autre clef ; ouvre un troisième tiroir, y prend une quatrième clef qui ouvre enfin le tiroir où est le livre aux chèques. Lorsqu’il a écrit le mandat, remis chaque clé à sa place, refermé chaque tiroir, et qu’il est bien sûr que le livre aux chèques n’a plus rien à craindre, il fait signe au Juif de venir prendre le billet qu’il a plié. « Mais, dit-il pendant que le vieillard met le billet dans son portefeuille, et le portefeuille sur sa poitrine, assez