Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/58

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
L’AMI COMMUN.

perdre la tête. Pas fait pour un penny d’ouvrage depuis dix jours ! et il a eu ses frayeurs ; il se croyait poursuivi par quatre hommes habillés de rouge, et à peau cuivrée, qui voulaient le prendre et le jeter dans une fournaise.

— Mais c’est dangereux, dit le vieillard.

— Oh ! oui, très-dangereux ; avec lui, marraine, il y a toujours du danger, cela ne varie que du plus au moins. À présent même, dit la petite ouvrière en retournant la tête et en regardant le ciel, il pourrait mettre le feu à la maison. Comment peut-on désirer des enfants ? Je l’ai secoué jusqu’à en avoir le vertige ; cela n’a rien fait. Tu honoreras ton père et ta mère, lui répétais-je tout le temps ; rappelez-vous donc ce qui vous est ordonné ? Mais il n’a fait que me regarder et gémir sans comprendre.,

— Ensuite ? demanda le vieillard avec un enjouement plein de commisération

— Ma foi, marraine, j’ai peur de vous paraître égoïste, mais je voudrais bien que vous me guérissiez le dos et les jambes ; cela ne vous coûterait guère, et ce serait beaucoup pour moi qui suis si faible, et qui aurais tant besoin de force ! »

Il n’y avait rien de plaintif dans la manière dont ces paroles étaient dites, mais elles n’en étaient pas moins touchantes.

— Et après ? continua le vieillard.

— Oh ! vous savez marraine. Après, nous monterons dans le carrosse, et nous irons voir Lizzie. Cela me fait penser que j’ai une question sérieuse à vous faire. Vous êtes très-savante, puisque ce sont les fées qui vous ont instruite, aussi savante qu’il est possible de l’être, et vous pourrez me dire s’il vaut mieux n’avoir jamais eu un bien, que de le perdre quand on l’a possédé.

— Expliquez-vous, enfant ?

— Je veux dire qu’avant de connaître Lizzie je me sentais bien moins seule, bien moins abandonnée que depuis son départ. » En disant ces mots la pauvre créature avait les yeux pleins de larmes.

« Presque tout le monde, chère enfant, a perdu la compagnie d’êtres aimés. J’avais une femme, une fille bien belle, un fils plein d’avenir ; ils ont disparu de ma propre vie ; mais le bonheur n’en a pas moins existé.

— Ah ! reprit miss Wren d’un air pensif, mais nullement convaincu, et en accompagnant cette exclamation d’un claquement de dents rapide, je vous demanderai alors de ramener le passé, et de maintenir les choses telles qu’elles étaient jadis.

— Voudriez-vous toujours souffrir ? car vous étiez malade alors, dit le vieux Juif d’une voix affectueuse.