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L’AMI COMMUN.

nécessaire, ajouta-t-il à voix basse, bien nécessaire, madame, croyez-moi ; si vous saviez…

— Je le crois sans peine, interrompit miss Abbey en regardant la petite boiteuse d’un air attendri.

— Et si c’est être fière que d’avoir un cœur toujours sensible, un caractère toujours égal, une bonté que rien n’épuise, une patience que rien ne fatigue, une main qui ne blesse jamais, dit miss Wren avec chaleur, oh ! oui, elle est fière. Mais si la fierté est autre chose, vous avez tort de lui en supposer, car elle n’en a pas. »

Le courage de cette petite créature, qui, à brûle-pourpoint, osait contredire l’hôtesse des Portefaix, loin de déplaire à cette autorité redoutable, amena un gracieux sourire sur les lèvres de miss Abbey.

« C’est bien ! dit-elle ; vous avez raison de défendre ceux qui ont été bons pour vous.

— Bien ou mal, murmura miss Wren sans qu’on pût l’entendre, mais avec un sautillement visible du menton, cela me convient ainsi, et je m’inquiète peu de ce que vous en pensez, ma brave dame.

— Voici le papier, veuillez en prendre lecture, dit le vieux Juif en passant à miss Abbey la rétractation de Riderhood.

— Mais d’abord, chère enfant, demanda l’hôtesse, connaissez-vous le shrub[1] ? »

La petite habilleuse fit un signe négatif.

— Voulez-vous y goûter ?

— Si c’est bon, je veux bien, répondit miss Wren.

— Vous allez voir ; et si vous l’aimez, je vous en ferai un grog, cela vous réchauffera. Mettez vos pieds sur la barre ; il fait froid ce soir, très-froid ; le brouillard est si épais. »

Miss Potterson aida la pauvre enfant à tourner sa chaise ; miss Wren voulut se lever, et son chapeau, qui était dénoué, tomba par terre.

« Quels cheveux ! s’écria l’hôtesse ; il y a de quoi faire des perruques à toutes les poupées du monde.

— Ça ? fit la petite créature ; vous ne voyez rien ; que dites-vous du reste ? »

Elle détacha un ruban, et le flot d’or qui l’inonda, enveloppa la chaise, et roula sur le plancher.

L’hôtesse, frappée d’admiration, parut plus indécise que jamais ; elle fit un signe au vieillard, et lui dit en se baissant pour

  1. Liqueur composée de jus de citron ou d’orange, de sucre et d’eau-de-vie.
    (Note du Traducteur.)