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L’AMI COMMUN.

ainsi que Bella s’en plaignait à elle-même, de l’observation de mister Boffin à l’observation continuelle de mister Rokesmith. « Ceci va-t-il enfin lui arracher un regard ? le faire rougir ou pâlir ? Comment cela ne fait-il aucune impression sur lui ? » Telles étaient les questions que Bella se posait toute la journée. Impossible d’en rien savoir ; toujours le même visage. « Peut-il être assez vil pour en arriver là ? Abdiquer sa propre nature pour deux cents livres par an ! se disait-elle. Et pourquoi pas ? C’est une question de prix ; je vendrais la mienne si l’on m’en donnait un chiffre suffisant. » Et Bella se retrouvait en guerre avec elle-même.

À son tour la figure de mister Boffin devenait indéchiffrable, bien que d’une façon toute différente ; la simplicité d’autrefois était masquée aujourd’hui par quelque chose de finaud, dont s’imprégnait jusqu’à sa bonne humeur ; son sourire même était rusé, comme s’il l’avait copié sur le portrait de ses avares. Excepté quelques accès d’impatience, quelques instants où il se donnait des airs de maître, le brave homme était resté d’un joyeux caractère ; mais il se mêlait à sa gaieté un alliage de mauvais aloi, une défiance sordide. Alors même que les yeux clignés, toute sa figure se mettait à rire, il se prenait dans ses bras, et se serrait étroitement comme pour se ramasser, et se défendre contre les autres.

Tout en observant ces deux visages, et en se disant que cette occupation furtive devait laisser quelque marque sur ses traits, Bella en vint à penser que la seule figure ouverte qu’il y eût parmi eux était celle de missis Boffin. Non plus radieuse comme autrefois, mais toujours franche, cette figure honnête reproduisait fidèlement, dans sa tristesse, tous les changements qui se remarquaient sur celle du boueur doré. Un soir qu’ils étaient dans la chambre de mister Boffin, et que celui-ci vérifiait certains comptes, il dit au secrétaire en l’apostrophant avec aigreur : « Rokesmith, je fais beaucoup trop de dépenses, du moins vous en faites trop pour moi.

— Vous êtes riche, monsieur.

— Non ! »

Le ton bref de cette réponse équivalait à un démenti ; mais la figure du secrétaire n’en resta pas moins impassible.

« Je ne suis pas riche, poursuivit mister Boffin ; je n’entends pas qu’on dise le contraire. Dans tous les cas, ajouta-t-il, je ne suis pas homme à dépenser tant que ça pour vous être agréable, ni à vous, ni à d’autres ; ça ne vous plairait pas si c’était votre argent.

— En supposant ce cas impossible…