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L’AMI COMMUN.

— Taisez-vous, interrompit Boffin ; si vous étiez satisfait vous auriez tort ; ça devrait vous déplaire. Là ! je n’avais pas envie de me fâcher ; mais vous me mettez hors des gonds ; et après tout, je suis le maître. Je ne voulais pas vous dire de vous taire ; excusez-moi ; vous pouvez parler ; seulement faut pas me contredire. Avez-vous lu l’histoire de mister Elwes ? ajouta le vieux boueur, faisant enfin allusion à son sujet favori.

— L’avare ? demanda Rokesmith.

— C’est ça ! on l’appelle avare ! voilà comme on insulte les gens. Connaissez-vous son histoire ?

— Je le crois, monsieur.

— Eh ! bien il n’a jamais avoué qu’il était riche ; et il l’était deux fois plus que moi. Connaissez-vous Daniel Dancer ?

— Un autre avare ?

— Un brave homme, dit Boffin ; et qui avait une sœur digne de lui. Jamais ni l’un ni l’autre, ils n’ont dit qu’ils étaient riches ; s’ils l’avaient dit, il est probable qu’ils n’auraient pas eu tant de fortune.

— N’ont-ils pas vécu et ne sont-ils pas morts très-misérablement ?

— Non, répliqua Boffin d’un ton bref.

— Alors ce ne sont pas ceux que je veux dire ; ces êtres abjects…

— Pas d’injures, Rokesmith.

— Ceux dont je veux parler, reprit le jeune homme, ont passé toute leur vie dans la crasse et dans l’abjection la plus profonde.

— C’était leur plaisir, dit mister Boffin ; quand ils se seraient ruinés, cela aurait-il mieux valu ? Mais n’importe ; je ne veux pas jeter l’argent par la fenêtre ; il faut rogner la dépense. Le fait est que vous n’êtes pas assez à la maison ; ça demande une surveillance continuelle, et dans les plus petites choses. Pour peu que ça dure, nous mourrons dans un workhouse.

— Les gens que vous venez de citer pensaient de même, dit tranquillement Rokesmith ; c’est pour ne pas en arriver là qu’ils ont vécu dans la misère.

— Ça leur fait honneur, répliqua mister Boffin. Mais assez parlé d’eux comme ça. Avez-vous donné congé ?

— Oui, monsieur, j’ai exécuté vos ordres.

— Eh ! bien, maintenant, voilà : il faut payer votre trimestre ; oui, payez votre trimestre, — ce sera encore moins cher, — et venez tout de suite ici, afin d’être là nuit et jour, et de surveiller la dépense. Je prends le trimestre à ma charge ; vous le porterez sur le compte ; nous tâcherons de le regagner par ailleurs. Avez-vous un peu de mobilier ?