Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/105

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« Ah ! fit-elle, secouant la tête avec un désespoir que les années avaient adouci, beaucoup de personnes ont songé, dans le temps, à faire sortir mon pauvre père mais vous ne savez pas combien il y a peu de chances de succès. »

Elle oublia un moment sa timidité, dans l’empressement sincère et désintéressé qu’elle mit à détourner son compagnon du navire englouti qu’il désirait retirer de l’abîme, et elle le regarda avec des yeux qui, joints à son visage résigné, à sa taille si frêle, à sa toilette mesquine, à la pluie et au vent, ne firent que le confirmer davantage dans sa résolution de lui venir en aide.

« Quand même on réussirait, reprit-elle… et il est clair maintenant qu’on ne peut pas réussir… où donc père vivrait-il et comment vivrait-il ? J’ai souvent pensé que, si un tel changement pouvait se faire, ce serait loin d’être un avantage pour lui. Les gens du dehors n’auraient peut-être pas de lui une opinion aussi favorable que les pensionnaires de la Maréchaussée. On ne serait peut-être pas aussi bon avec lui. Peut-être aurait-il lui-même beaucoup de peine à se faire à un autre genre de vie. »

Alors, pour la première fois, la petite Dorrit ne put réprimer ses larmes, et les mains maigres et mignonnes qu’il avait suivies des yeux lorsqu’elles étaient si occupées, tremblèrent en se rejoignant.

« Ce serait un nouveau chagrin pour lui que d’apprendre que je travaille pour gagner un peu d’argent et que Fanny en fait autant. Il s’occupe tant de nous et de notre sort, voyez-vous, dans cette prison où il est renfermé sans espoir !… C’est un si bon, si bon père ! »

Arthur laissa passer cet éclat de douleur avant de recommencer à parler : il n’eut pas besoin d’attendre longtemps. La jeune fille n’était pas habituée à songer à elle-même ni à importuner les autres de ses confidences et de ses chagrins. Il avait à peine eu le temps de diriger les yeux vers les masses de toits et de cheminées au-dessus desquels la fumée roulait pesamment, et vers la forêt de mâts et de clochers qui s’élevaient les uns sur la rivière, les autres sur la terre ferme, mais qui se mêlaient et se confondaient dans la brume orageuse, que déjà sa compagne était aussi calme que si elle eût été en train de coudre dans la chambre de Mme Clennam.

« Vous seriez heureuse de voir votre frère recouvrer sa liberté ?

— Oh ! bien, bien heureuse, monsieur !

— Eh bien alors, espérons toujours que nous pourrons faire quelque chose pour lui. Vous m’avez parlé hier soir d’un ami…

— Cet ami s’appelait Plornish, remarqua la petite Dorrit.

— Et où demeurait Plornish !

— Plornish habitait la cour du Cœur-Saignant. Ce n’était qu’un maçon, ajouta la petite Dorrit, comme pour avertir M. Clennam de ne pas se faire d’illusions quant à la position sociale de Plornish. Il occupait la dernière maison de l’impasse du Cœur-Saignant, et son nom se trouvait au-dessus de la porte. »