Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/139

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énormes blocs de cheminées au-dessus des toits, quelques vastes et sombres chambres qui avaient échappé au sort général et qu’on s’était abstenu de murer ou de subdiviser, de façon que personne ne pût se faire une idée de leurs dimensions primitives, donnaient un certain caractère à la cour. Elle était habitée par de pauvres gens qui s’installaient au milieu de ces gloires éclipsées, comme les Arabes du désert déploient leurs tentes au milieu des pierres tombées des pyramides ; dans tous les cas, la cour avait un caractère. C’était là une conviction romanesque que partageaient tous les habitants de l’endroit, comme membres d’une même famille.

L’ambitieuse cité semblait avoir fait gonfler jusqu’au sol où elle s’élevait, car ce sol s’était tellement exhaussé autour de la cour du Cœur-Saignant, qu’on descendait au moyen d’une quantité de marches dont le besoin ne se faisait nullement sentir autrefois, et on en sortait par une voûte peu élevés, donnant sur un dédale de misérables rues qui tournaient et retournaient sur elles-mêmes, pour regagner par une marche tortueuse le niveau de la ville. Vers cette sortie de la cour et au-dessus de la voûte, se trouvait l’atelier de construction de Daniel Doyce, où le choc régulier du métal contre le métal imitait les battements douloureux d’un cœur de fer.

Les avis des habitants de la cour étaient partagés quant à l’étymologie de ce nom de cœur saignant. Les gens positifs s’en tenaient à la tradition d’un meurtre ; les locataires doués de plus de sensibilité et de plus d’imagination (catégorie qui comprend tout le beau sexe de l’endroit) restaient fidèles à la légende d’une jeune fille du temps jadis, incarcérée dans sa chambre par un père barbare, parce qu’elle voulait garder sa foi à son bien-aimé et refusait d’épouser le chevalier qu’on lui proposait pour mari. La légende racontait comment cette jeune demoiselle avait été vue derrière les barreaux de sa fenêtre, murmurant une complainte amoureuse qu’elle avait chantée jusqu’au jour de sa mort, et dont chaque couplet se terminait par un « cœur saignant, cœur saignant, saignant jusqu’à la dernière goutte. » Les partisans de l’assassinat objectaient qu’il était de notoriété publique que ledit refrain avait été composé par une brodeuse au plumetis, vierge et romanesque, qui habitait encore la cour. Néanmoins, comme toute légende populaire doit parler au cœur des masses, et comme il existe plus d’amoureux que d’assassins… (et, quelque méchants que nous soyons, il faut espérer que la Providence voudra bien maintenir les choses sur ce pied…), l’histoire du cœur saignant, saignant toujours, prévalut à une très forte majorité. Ni l’un ni l’autre parti ne voulut écouter les antiquaires, qui ouvrirent dans le voisinage des cours fort savants, pour démontrer que le Cœur-Saignant représentait tout simplement les armes parlantes d’une ancienne famille à laquelle cette propriété avait appartenu autrefois. Et lorsqu’on songe à l’épais gravier que renfermait le monotone sablier que ces gens étaient condamnés à retourner pendant toute la durée de leur existence, on conviendra qu’ils avaient raison de ne pas se laisser dépouiller de